La famille Machber

Je ne sais plus ou j'ai lu les remarques de certains babelionautes arguant qu'une critique dans ce site se doit d'etre courte, ne pas divulgacher l'histoire, et se concentrer surtout sur le ressenti du lecteur. Bien que je pense autrement, je vais essayer pour une fois de me plier a ces assertions, a ces consignes.
Alors voila:
Comme son titre l'indique ce livre est une saga.
Comme dans toute bonne saga, l'auteur developpe, autour de l'histoire d'une famille, des pans de l'histoire d'une contree, d'un pays.
Comme tout – ou presque – ecrivain yiddish, il se perd en meandres et nous livre une petite histoire, une anecdote, un conte, chaque fois qu'il rencontre un personnage secondaire au detour d'un chemin.
Comme chez tout bon ecrivain, ces meandres font le bonheur du lecteur.
Ah! Et mon ressenti: une forte douleur a la poitrine, du cote droit; une drole de sensation de chaleur se propageant dans le bras gauche. Un infarctus? Non. Plutot un arret momentane de la respiration, une petite mort, comme apres l'amour.


Et maintenant, content et fier d'avoir reussi une critique selon les regles, je peux passer a autre chose. A mon rocking chair. Je me balance legerement, ecoutant “Di goldene pave”, dans la superbe version de Chava Alberstein and The Klezmatics. Faites comme moi (vous trouverez tout dans YouTube), c'est la meilleure facon d'entrer dans la ville de N., que Der Nister decrit si bien en ses trois ceintures: l'anneau central du marche, autour un deuxieme anneau avec ses ruelles etroites et quelques rues plus larges bordees de maisons bourgeoises, et enfin un troisieme anneau de faubourgs aux constructions chaotiques. Chaque anneau et sa population, chaque anneau et ses couleurs, ses odeurs, sa musique, son raffut ou ses murmures. Vous voulez entendre, au premier anneau, les charretiers encombrant la place du marche? Mettez “Djankoye”, de l'album “Kasbek–Klezmer a la russe”.

Puis der Nister introduit Moyshe Mashber, un prospere commercant, sa belle demeure et toute sa maisonnee. La il faut ecouter un “Djankoye” plus retenu, plus pondere. Celui de “All mixed up! Counterpoint sings the music of Pete Seeger” fera l'affaire.

Moyshe a deux freres: Louzzi, un ascete qui passe sa vie a etudier les textes sacres, et Alter, grand malade un peu simplet, qui vit cloitre dans une mansarde, n'en sort presque jamais et ecrit des lettres a des personnages bibliques, a des anges, a Dieu.

Le décor et les heros plantes, on peut introduire la trame. Luzzi se laisse entrainer par les Breslev, une branche hassidique consideree par les juifs de l'epoque (la fin du 19e siecle) comme une secte heretique, dangereuse, qui doit etre combattue et poursuivie. Moyshe est bouleverse et chasse pratiquement de chez lui Luzzi, qui s'installe, avec un semi-vagabond qui s'acharnera a le proteger, Sruli, en une bicoque du quartier appele La Malediction, dans la troisieme ceinture. Il devient la tete du mouvement Breslev en ville, qui ne comprend que de pauvres heres (Mais les Breslev ont toujours, encore plus que les autres mouvements hassidiques, celebre leur pauvrete dans la joie. Ecoutons donc “Od Yishama” de Giora Feidman pour nous mettre dans l'ambiance).


Passons. Suite a une annee de secheresse ni les paysans ni les nobles de la region ne peuvent payer leurs dettes aux preteurs juifs et le commerce deperit. Moyshe est accule a la ruine. Accuse de banqueroute frauduleuse par des concurrents, il est emprisonne et sa sante deperit. Libere par pitie il ne survivra pas longtemps. Quant a Luzzi, il est accuse par le rabbin du lieu de devoiement de juifs candides et meme d'accointance avec “ceux de Dessau”, comme on appelait les librepenseurs qui tournaient le dos aux pratiques religieuses (a Dessau avait vecu Moise Mendelssohn, le philosophe juif des lumieres), en fait d'avoir attire par ses croyances le chatiment divin et donc d'etre la cause de la secheresse et de la penurie dans la ville. Luzzi est oblige de partir, avec son fidele Sruli, avant que la populace ne se dechaine contre lui.

Pas de fin heureuse donc. Mais Luzzi est un eternel optimiste. Quelque chose de legerement melancolique, pas trop attristant quand-meme, s'impose. “Di Krenitse", par Chava Alberstein et les Klezmatics. Elle est divine et ils sont jazzy.


Mais je m'etais fixe de concocter un billet court. Alors le voici:
Ce livre n'est peut-etre pas vraiment une saga, vu qu'il se concentre sur les devenirs d'une seule generation. Une seule generation temoin de l'ascension et la chute d'une famille de commercants juifs. Une generation ou cette famille se dechire pour des idees. Et c'est en cela qu'elle est exemplaire. Je veux dire que Der Nister se sert d'elle comme exemple, comme echantillon des conflits d'idees et de comportements qui dechirent les communautes juives de la fin du 19e siecle. le Hassidisme qui prone la ferveur populaire, suivant et “adorant" des lignees de rabbins miraculeux, contre le Misnagdisme, pour qui l'etude et le savoir est l'element essentiel du judaisme. Les differents courants hassidiques, “les differentes cours", rivalisent et se combattent, et toutes s'acharnent sur les hassidim de Breslev, surnommes “hassidim morts". Dans les grandes villes proliferent les tenants de la “Haskala", influences par la philosophie des lumieres, qui sont pour une education moderne et denigrent l'enseignement des yeshivot, des ecoles rabbiniques. Beaucoup d'entre eux rejettent toute religion. le Bund, mouvement ouvrier juif, qui se bat pour les droits des travailleurs, est deja actif dans ces villes, et le mouvement sioniste va bientot naitre. Tout cela est present dans ce livre, expose a travers le vecu de quelques heros principaux, les freres Mashber, et de tres nombreux autres protagonistes secondaires. le nom de la famille est revelateur: Mashber, en hebreu, c'est “Crise". Et ce livre est la saga d'une societe en crise.

C'est aussi le portrait tres fouille d'une ville, un travail d'archeologue qui permet de se faire une idee de ses agencements physiques et aussi des modes de vie de ses habitants. La ville de N. qui n'est autre que Berditchev, ou Der Nister est ne. Berditchev, une des villes a la plus grande population juive de l'empire russe. Berditchev, sur laquelle nombre d'autres auteurs yiddish ont ecrit. Mendele Moykher Sforim qui l'a drapee de son humour, et Sholem Aleikhem qui a dit d'elle: “Berditchev etait pour les juifs ce que Paris pour les francais, ce que Saint-Petersbourg pour les russes, ce que Londres pour les anglais". C'est finalement a Der Nister qu'est revenue la tache d'ecrire la symphonie de Berditchev la juive. de nous restituer le temps de l'ancienne Berditchev. de nous plonger dans les faits et gestes ainsi que dans les pensees les plus intimes de ses habitants. Pas seulement ses juifs. Les nobles polonais qui rechignent sous la tutelle des Tsars, les paysans des alentours qui viennent a la foire de la Prechistaya, ont tous droit a des portraits tres detailles. Et tous vivent ensemble et se melangent, malgre les prejuges et les aversions de nature religieuse.


Arrive a la fin de ma lecture, et pour essayer de sortir en douceur, pas trop abruptement, de ce livre, je finis ce court billet avec l'excellent trio polonais Kroke et son immortel, profondement ancre dans la tradition et resolument moderne en meme temps, “Time". Vous pouvez vous joindre a moi. Bonne ecoute a tous.