Et pourtant il en avait connu, des ego bouffons (et bouffonnes) ! De gros ego bien sucrés, bien dorés, bien dodus, des ego au bord de l'éclatement. Des ego anciennement modestes que le premier succès avait fait imploser et suinter, tel ce poète confidentiel devenu essayiste à gros tirages. Des ego au contraire, qui s'enflaient avant le moindre succès, pour savoir, en somme, par avance, ce que ça ferait. Des ego sermonneurs, des ego délirants, avec parfois des dons d'histrion, de quoi jouer de façon parfaite Ubu ou Victor, l'insupportable enfant obèse de Roger Vitrac. Ou des ego timides, confits, enroulés sur eux-mêmes, subreptices, et d'autant plus venimeux dans leur subite façon de lancer leurs jets de salive mortelle. En sourdine ou aux éclats, c'est le même psychisme bourré de flatulences, la triste alchimie du moi qui n'arrive jamais à dire toi.
Le passé? Ce n'est pas le passé. Ce n'est pas loin. C'est très près et très doux. Cela vous enrobe. Ce n'est pas vous qui crapahutez vers des régions anciennes et lointaines, c'est lui qui est là, tout de suite. Comme, brusquement, une autre atmosphère, non terrestre. C'est une photo en trois -- même en quatre -- dimensions: vous en avez fait partie, vous en faites partie, vous en ferez partie aussi souvent que vous en aurez la force. Vous êtes directement, au présent, dans cette forêt, ce salon, cette fête de famille, ce jardin ensoleillé -- mais feutrés, tout est feutré. Incandescent, parfois, atténué le plus souvent. C'est Xavier, c'est Charlotte, c'est ce ruban parme ou bleu très précis, ce sourire, cette réplique, cette gifle tout à coup. Vous laissez cela vous assaillir, vous êtes dedans. Ce n'est pas le passé, c'est le présent maintenant. Simplement, vous avez du mal à parler. Vous ne parlez pas. C'est un présent sans beaucoup de son. C'est suave, c'est gentil, c'est attendrissant, c'est oppressant aussi. Mais comme vous êtes bien! Sauf que vous ne pouvez pas rester longtemps. S'estompe. Vous pouvez y retourner. Cette impression que vous pouvez y retourner. Mais comme cela fait mal! Comme cela fait mal, au fond.
Une sensation qu'il éprouvait de plus en plus, désormais, c'était celle de l'effort à fournir pour être sûr d'être dans le présent, dans la pleine conscience du moment précis où il était arrivé, et non dans un souvenir de quelque chose qui allait arriver. Oui, ce laps de temps qu'il mettait à coïncider parfaitement avec lui-même, lui-même pensant et agissant: en somme, le laps de temps qu'il lui fallait pour accommoder. Comment appeler cela? La conscience douloureuse... la conscience difficile du présent.
Le cahier rouge était le onze ou douzième cahier de trois cents pages qu'il remplissait depuis la classe de philo. Il avait commencé par noter les titres des livres qu'il avait lus, des films qu'il avait vus et ses phrases préférées. Puis il avait commenté. Et il s'était mis lui aussi à faire des phrases, à noter tout et le reste: réflexions sur l'existence ou l'inexistence de Dieu, considérations politiques, petits ou grands problèmes moraux, choses vues, portraits de ses camarades, filles ou garçons, et sentiments qu'ils lui inspiraient, d'où, quelquefois, lamentations, colère, lyrisme. Il y avait même des recettes de cuisine.
Ce monsieur essayait de nous vendre un roman sur la guerre en Afghanistan, une des guerres, et tu sais ce qu'il disait ? " C'est 430 pages qu'on ne voit pas passer ! " On aurait envie de répondre : " Le mieux, pour ne pas les voir passer, c'est de ne pas les lire du tout ! " La littérature, c'est précisément voir passer ! Chaque page, chaque phrase, chaque mot !