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Critique de karmax211


Comment ne pas être ému aux larmes en lisant un tel livre ?
Certes je sais que comme disait Flaubert : " Je suis doué d'une sensibilité absurde, ce qui érafle les autres me déchire."
Mais comme Gaëlle Nohant, et pour des raisons qui me sont propres, à peu près au même âge qu'elle " la Seconde Guerre mondiale et la déportation ont fait effraction dans ma vie à travers des livres et des films, et ne m'ont plus quitté..."
Son roman refermé, je suis allé aussitôt sur Youtube écouter la voix de Claude Lanzmann et plus particulièrement cette vidéo de 2015 de 45 minutes, intitulée - Pourquoi Shoah - dans laquelle la personne qui l'interviewe lui pose d'entrée cette question, comme un écho au roman de Gaëlle Nohant : " Monsieur Lanzmann, dans votre film il n'y a ni archives, ni histoires individuelles, pourquoi ?"
Ce à quoi Lanzmann répond : " Il n'y a pas d'archives parce qu'il n'y en a pas...ça tient à la nature même de ce qu'a été la Shoah, à savoir que la destruction des traces du crime a été concomitante au crime lui-même..."
Et puis je suis allé faire un tour du côté de Treblinka. J'ai réécouté le témoignage d'Abraham Bomba ( "the barber" ), et retour en Pologne pour écouter celui toujours très interpellant de Jan Karski ( se référer au " Rapport Karski " ), et là j'ai eu la confirmation de l'excellence du travail romanesque de Gaëlle Nohant, un travail romanesque fondé sur la recherche historique.

J'ai tant lu sur la WW2, les camps de concentration et ceux d'extermination, sans avoir tout lu..., que je me réjouis de voir que de belles personnes dotées d'une plume d'exception continuent d'entretenir ou de raviver la flamme de la mémoire à travers des oeuvres de création contemporaines originales.
- le bureau d'éclaircissement des destins - ( le titre en est une première illustration tant il s'apparente à celui d'une série télé comme - le Bureau des légendes - ) a pour cousinage avec - La carte postale - d'Anne Berest, l'enquête à rebours, l'investigation généalogique.
La différence réside dans le "micro" et le "macro", le privé et l'institution.
Anne enquête pour son compte et celui de sa maman ; elle est impliquée à titre personnel.
Irène, l'archiviste enquêtrice travaille, elle, pour l'ITS ( International Tracing Service ), un institut " d'archives " situé à Arolsen en Allemagne, un centre créé à la fin de la guerre pour, à travers des "objets trouvés" ayant appartenu à des déportés, retracer l'itinéraire de ces déportés, mettre un nom sur l'objet, mieux encore un visage, et faire en sorte que ce nom et ce visage puissent retrouver le chemin qui les ramènent aux leurs.
J'ignorais l'existence du centre d'Arolsen ; avoir appris cette existence grâce à un roman "d'aujourd'hui" sur un thème que je continue à fouiller depuis plus de 50 ans est la preuve que parmi les romans écrits récemment sur la Seconde Guerre mondiale et sur la déportation, il y a encore beaucoup à attendre et à espérer.

Irène est une expatriée française qui vit et travaille en Allemagne depuis 25 ans.
Divorcée d'un Allemand et mère d'un jeune homme de 20 ans, Hanno, elle est entrée à l'ITS " par hasard ", en répondant à une petite annonce.
Le hasard s'est transformé en passion pour cette activité d'archiviste enquêtrice à laquelle l'a formée une vétérane de l'institut, devenue son mentor et son amie, Eva...une rescapée polonaise des camps de la mort... décédée d'un cancer il y a quelques années.
Eva qui lui avait expliqué que :
"- le sort de dizaines de millions de personnes s'est joué ici. Celles qui ont fui, celles qui ont été prises ou se sont cachées, celles qui ont résisté, celles qu'on a assassinées ou sauvées in extremis... Et puis il y a l'après-guerre. Des millions de personnes déplacées. de nouvelles frontières, des traités d'occupation, des quotas d'immigration, l'échiquier de la guerre froide... Tu devras apprendre tout ça, devenir savante. Plus tu maîtriseras le contexte, plus tu réfléchiras vite. le temps que tu gagnes, c'est la vie de ceux qui attendent une réponse. Et cette vie est un fil fragile." 
Irène est devenue ce qu'Eva avait compris qu'elle deviendrait : une parcelle de cette mémoire qui retisse des fils invisibles, quelquefois improbables.
Mais son travail va prendre une autre dimension lorsqu'il va lui être confié la mission de retrouver qui sont les propriétaires d'un vieux Pierrot usé sur le ventre duquel est inscrit un mystérieux numéro matricule, un pendentif rouillé à l'intérieur duquel est plié dessiné le portrait d'un enfant, des lettres de Thessalonique, un mouchoir brodé de prénoms.
L'enquête à remonter le temps peut commencer.
Irène va remuer ciel et terre pour faire revivre ces objets, qu'ils se décident à révéler leurs secrets et à lui parler.
" Irène repère le sceau de la barbarie, de la mort sur ces vestiges. Perçoit derrière ces riens le bruit des bottes, entend les aboiements des chiens dressés à tuer ".

Le projet de Gaëlle Nohant était particulièrement ambitieux, tellement dense, tellement sensible, complexe et visité qu'en attendre une totale maîtrise, une incontestable infaillibilité, eut relevé de la méconnaissance de la tâche qui l'attendait et qu'elle a accomplie de manière impressionnante.

Parvenir, sans concessions, sans facilités, à maintenir une telle tension tout au long de son roman, un tel niveau d'émotions en retissant les innombrables fils d'une toile dans laquelle s'enchevêtrent 80 ans d'Histoire, autant de destins qui se déclinent de l'Allemagne à la Pologne, en passant par la France, l'Angleterre, la Suisse, l'URSS, les États-Unis, la Grèce, l'Italie, l'Argentine...
Réussir à conjuguer des vies à des temps aussi divers que le présent, l'imparfait, le passé simple, le passé composé, le conditionnel, le futur sans que jamais ni l'espace ni la temporalité ne désincarnent, n'éloignent, pire ne décrédibilisent l'authenticité et la proximité des êtres auxquels ce livre donne souffle et chair, c'est le pari impossible que Gaëlle Nohant a rendu possible.

Il y aurait tant à dire à propos de ce roman qu'il vaut mieux le lire que de s'attarder sur mes quelques lignes.
Le lisant, à votre grand étonnement, vous allez continuer à apprendre.
Je croyais avoir beaucoup lu sur Ravensbrück ; ce n'était pas assez.
Sur Treblinka, Auschwitz, Sobibor, Dachau, Chelmno, Belzec...pareil
Sur le Ghetto de Varsovie, sur les lebensborn, sur la dénazification, sur la Guerre Froide ; c'était incomplet...
Tenez, avez-vous entendu parler du Camp de Mittwerda ?
Savez-vous ce qu'est le djudyo ?

Oui ou non, ce roman est un immanquable.
Lorsque je vous aurai dit que Laurent Joly a conseillé Gaëlle Nohant, vous conviendrez que la barre a été placée très haut...

Il y a des moments d'une exceptionnelle intensité dans cette oeuvre magnifique.
Le chemin de vie ou chemin de croix de Lazar en fait partie.
Celui de la berceuse polonaise chantée par Agata, vieille dame polonaise qui retrouve dans un Ehpad allemand son frère Karl souffrant d'Alzheimer, enlevé 75 ans plus tôt par les nazis dans le cadre du Lebensborn, est l'acmé à laquelle mes larmes n'ont pas résisté.
Il ne me reste plus qu'à ajouter que le tout est très bien écrit.

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