Membre du jury du festival du Cinéma Américain de Deauville, l'autrice Anne Berest répond à nos questions yankees. On apprend ainsi que l'écrivaine n'a jamais vu "Les dents de la mer", préfère James Gray à Quentin Tarantino et a mis du temps à apprécier les westerns de Sergio Leone...
#AnneBerest #Deauville
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Mais Ephraïm, l’ingénieur, le progressiste, le cosmopolite, a oublié que celui qui vient d’ailleurs restera pour toujours celui qui vient d’ailleurs. La terrible erreur que commet Ephraïm, c’est de croire qu’il peut installer son bonheur quelque part. L’année suivante, en 1924, un baril de caviar avarié plonge la petite entreprise dans la banqueroute. Malchance ou manœuvre de jaloux ? Ces migrants arrivés en charrette sont devenus trop vite des notables. Les Rabinovitch deviennent persona non grata dans le Riga des goys. Les voisins de la cour Binderling demandent à Emma de cesser d’importuner le quartier avec le va-et-vient de ses élèves. Elle apprend par ses relations de la synagogue que des Lettons ont pris son mari pour cible et qu’ils l’importuneront jusqu’à ce qu’il n’ait plus d’autre choix que de partir.
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Ma grand-mère, seule survivante après la guerre, n’est plus jamais entrée dans une synagogue. Dieu était mort dans les camps de la mort.
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Le véritable ami n’est pas celui qui sèche tes larmes. C’est celui qui n’en fait pas couler.
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Après la guerre, on va découvrir un syndrome de dépression qui va toucher certains résistants. Parce que jamais, ils ne s’étaient sentis aussi vivants que frôlant la mort à chaque instant.
Les déportés se tiennent debout à l’intérieur, collés les uns contre les autres, ils regardent par la fenêtre défiler les rues de la capitale. Certains découvrent Paris pour la première fois.
Sur leur passage, ils voient les yeux des Parisiens se figer, les passants et les automobilistes quitter leurs préoccupations pendant quelques secondes, pour se demander d’où viennent ces êtres aux crânes rasés en pyjamas rayés qui font irruption dans la ville. Comme des entités venant d’un autre monde.
(page 444)
- Maman… il y a bien un moment où on ne pourra plus dire « on ne savait pas »…
- L’indifférence concerne tout le monde. Envers qui, aujourd’hui, es-tu indifférente ? Pose-toi la question. Quelles victimes, qui vivent sous des tentes, sous des ponts d’autoroute, ou parquées loin des villes, sont tes invisibles ? Le régime de Vichy cherche à extraire les Juifs de la société française et y parvient…
Alors voilà, cela m’arrangerait de ne pas penser à Auschwitz, tous les jours. Cela m’arrangerait que les choses soient autrement. Cela m’arrangerait de ne pas avoir peur de l’administration, peur du gaz, peur de perdre mes papiers, peur des endroits clos, peur de la morsure des chiens, peur de passer des frontières, peur de prendre des avions, peur des foules et de l’exaltation, de la virilité, peur des hommes quand ils sont en bande, peur qu’on me prenne mes enfants, peur des gens qui obéissent, peur de l’uniforme, peur d’arriver en retard, peur de me faire attraper par la police, peur quand je dois refaire mes papiers… peur de dire que je suis juive. Et cela, tout le temps. Pas « quand ça m’arrange ».

Mon père décide donc du jour au lendemain que toute la famille passera de Rosenberg à Rambert. Tu ne peux pas imaginer comme j'étais furieux !
— Pourquoi ?
— Mais je ne voulais pas changer de nom, moi ! Et mes parents avaient aussi décidé de me changer d'école ! Changer de nom, changer d'école, ça fait beaucoup tu sais, pour un petit garçon de 10 ans ! J'étais pas content, mais alors pas content du tout. Je leur fais une scène, je promets à mes parents de reprendre mon vrai nom le jour de mes 18 ans.
(…)
Mais petit à petit, je me rends compte qu'à l'école, s'appeler Gérard « Rambert » n'a vraiment rien à voir avec le fait de s'appeler Gérard « Rosenberg ». Et tu veux savoir quelle est la différence ? C'est que je n'entendais plus de «sale Juif» quotidien dans la cour de l'école. La différence c'est que je n'entendais plus des phrases du genre « C'est dommage qu'Hitler ait raté tes parents ». Et dans ma nouvelle école, avec mon nouveau nom, je découvre que c'est très agréable qu'on me foute la paix.
— Mais dis-moi Gérard, qu'est-ce que tu as fait finalement, à tes 18 ans ?
— Comment ça, qu'est-ce que j'ai fait ?
— Tout à l'heure tu m'as dit : «Je promets à mes parents de reprendre mon vrai nom le jour de mes 18 ans. »
— Ce jour-là, si quelqu'un m'avait demandé : « Gérard, tu as envie de redevenir Gérard Rosenberg ? », j'aurais répondu : « Pour rien au monde. »

Les réponses arrivaient seulement avec quelques semaines de retard. Déborah, je ne sais pas ce que veut dire "être vraiment juif" ou "ne l'être pas vraiment". Je peux simplement t'apprendre que je suis une enfant de survivant. C'est-à-dire quelqu'un qui fait les mêmes cauchemars que sa mère et cherche sa place parmi les vivants. Quelqu'un dont le corps est la tombe de ceux qui n'ont pu trouver leur sépulture. Déborah, tu affirmes que je suis juive quand ça m'arrange. Lorsque ma fille est née, que je l'ai prise dans mes bras à la maternité, tu sais à quoi j'ai pensé ? La première image qui m'a traversée ? L'image des mères qui allaitaient quand on les a envoyées dans les chambres à gaz. Alors voilà, cela m'arrangerait que les choses soient autrement. Cela m'arrangerait de ne pas avoir peur de l'administration, peur du gaz, peur de perdre mes papiers, peur des endroits clos, peur de la morsure des chiens, peur de passer des frontières, peur de prendre des avions, peur des foules et de l'exaltation de la virilité, peur des hommes quand ils sont en bande, peur qu'on me prenne mes enfants, peur des gens qui obéissent, peur de l'uniforme, peur d'arriver en retard, peur de me faire attraper par la police, peur quand je dois refaire mes papiers ....peur de dire que je suis juive. Et cela, tout le temps. "Pas quand ça m'arrange". J'ai, inscrit dans mes cellules, le souvenir d'une expérience de danger si violente, qu'il me semble parfois l'avoir vraiment vécue ou devoir la revivre. La mort me semble toujours imminente. J'ai le sentiment d'être une proie. Je me sens souvent soumise à une forme d'anéantissement. Je cherche dans les livres d'Histoire celle qu'on ne m'a pas racontée. Je veux lire, encore et toujours. Ma soif de connaissance n'est jamais étanchée. Je me sens parfois une étrangère. Je vois des obstacles là où d'autres n'en voient pas. Je n'arrive pas à faire coïncider l'idée de ma famille avec cette référence mythologique qu'est le génocide. Et cette difficulté me constitue toute entière. Cette chose me définit. Pendant presque quarante ans, j'ai cherché à tracer un dessin qui puisse me ressembler sans y parvenir. Mais aujourd'hui je peux relier tous les points entre eux, pour voir apparaître, parmi la constellation des fragments éparpillés sur la page une silhouette dans laquelle, je me reconnais enfin : je suis fille et petite fille de survivants.
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Ce jour-là, le 2 août 1942, il fait très chaud. Ce convoi prévoit le départ de 52 hommes, 982 femmes et 108 enfants. Les mères déportées sans leurs enfants se mettent à pousser des hurlements qui s’entendent jusque dans le village de Pithiviers. Des écoliers témoigneront, des décennies plus tard, avoir entendu les cris des femmes pendant qu’ils jouaient dans leur cour de récréation.
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