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Critique de berni_29


La fille du fossoyeur est le second livre que je lis de l'autrice américaine Joyce Carol Oates.
Comment vous parler de ce roman de plus de sept cents pages que j'ai lu presque d'une traite en l'espace de deux jours ? Comment vous en parler sans trop en dire, rien que mon ressenti, un ressenti à fleur de peau, une histoire qui pourrait continuer à se promener dans mes jours et mes nuits.
Ici le bonheur n'est jamais loin de l'appréhension, comme s'il fallait s'en méfier, le tenir à distance, se dire que si le bonheur est là, le malheur lui se tient en embuscade, jamais loin pour dévorer les jeunes filles innocentes...
Survivre est le mot qui m'est venu souvent dans cette lecture addictive. Survivre aux démons de son enfance...
Ce roman est une comète qui m'a traversé de part en part. La fulgurance de l'histoire, la manière de l'écrire, de me la raconter, ses personnages écrits de manière si fouillée, jusqu'à entendre les battements de leur coeur. J'ai aimé tout cela. J'ai été dévoré par cela...
Tout au long de ma lecture, je me suis demandé où Joyce Carol Oates était allée chercher ce sujet, dans quel puits sans fond. Plus tard je l'ai su, toujours fouillant à droite et à gauche, elle ne s'en cache pas d'ailleurs, c'est l'histoire de sa grand-mère qui l'a inspirée.
C'est vrai que son écriture paraît habitée par un sentiment douloureux, cette écriture fine et aiguisée, féroce, capable d'aller fouiller les tréfonds de l'âme humaine.
J'aime qu'un écrivain m'enlève de mon territoire ordinaire pour me rincer dans tous les sens comme dans une vague frénétique.
J'ai l'impression que le souvenir de cette fulgurance qui a traversé deux jours de cette lecture estivale, va rester à jamais dans ma mémoire, je me souviendrai toujours de la fille du fossoyeur.
J'ai été troublé par ce texte d'une fluidité impressionnante malgré le sujet, j'ai été troublé comme on peut l'être en regardant une eau saumâtre, se dire qu'il y a peut-être de la vie là-dedans.
J'ai rendu grâce à Chopin et Beethoven de venir apporter quelques respirations à l'étouffement du texte. La sonate 23 Appassionata continue de vibrer en moi. J'ai rendu grâce aussi aux doigts agiles de Thelonious Monk...
En dehors de la musique, pourtant il y a de la lumière de temps en temps, une lumière comme la lame d'un couteau, blanche et tranchante. Comme le regard d'une jeune femme aussi qui regarde froidement devant elle.
La violence et le malheur courent sans cesse après cette petite fille pour tenter de la rattraper, cette petite fille captive de ses rêves d'enfance, mais les fuyant en même temps du moins ceux qui ressemblent à des cauchemars et qui reviennent, parce qu'on sait que les cauchemars ont justement cette fâcheuse tendance à agir ainsi...
Ce drame de l'enfance, comment l'évoquer sans rien dire ? Ne lisez aucune chronique avant de vous emparer de ce livre envoûtant car certains ont déjà fâcheusement tout raconté ou presque et c'est fort dommage.
Où trouve-t-elle la force de se relever parmi les décombres de cette enfance broyée où il y avait malgré tout quelques rais de lumière ? Peut-être dans cette phrase que lui a un jour dit son père, oui vous savez celui qui est devenu le fossoyeur : « Cache ce que tu sais. Comme tu cacherais une faiblesse. Parce que c'est une faiblesse d'en savoir trop parmi des gens qui en savent trop peu. » Est-ce à ce compromis qu'elle pourrait survivre ?
S'extraire d'où elle vient... Mais d'où vient-elle au juste, puisqu'elle vient de presque nulle part ?
Renoncer à ce destin qui la pourchasse de manière implacable.
Changer de nom, se teindre les cheveux... Cela peut-il suffire pour qu'un prédateur renonce à vous pourchasser ? Cela suffit-il à arrêter la malédiction qui pèse comme un anathème, inverser le cours des choses ?
D'ailleurs, le sait-elle, qui elle est vraiment ? D'où elle vient ?
Rebecca est fille d'une famille juive allemande, ayant fui en 1936 l'Allemagne nazie vers les États-Unis. Elle est née à bord d'un paquebot dans le port de New-York, devant Long Island.
Le mythe du Nouveau Monde était alors à la portée de leurs rêves.
Son père était professeur de mathématiques à Munich, passionné par la philosophie de Hegel et d Schopenhauer, sa mère pianiste, passionnée elle par Chopin et Beethoven.
Ils vont découvrir un autre monde, ce monde mythique qu'ils imaginaient autrement, le Nouveau Monde, loin de l'effroi, loin de l'horreur.
Le père va devenir fossoyeur dans une petite ville américaine de l'État de New-York. C'est la seule chance trouvée pour s'intégrer. La mère sombre très vite dans une sorte de dépression, attendant vainement l'arrivée du reste de sa famille ?
Ils vivent dans la vie ordinaire d'une Amérique hostile qui ne les acceptera pas. Est-ce ainsi l'explication de cet abime qu'ils ont construit chaque jour dans cet exil où ils n'ont jamais su trouver leur place ?
Cette chronique intime d'une famille en exil croise ici la douleur de l'histoire et ses hontes, la honte des États-Unis, celle du silence sourd du Président Roosevelt.
Le 13 mai 1939, le Saint-Louis, paquebot transatlantique allemand, quitte le port de Hambourg. À son bord, il y avait 937 passagers. La grande majorité d'entre eux sont des juifs allemands fuyant le Troisième Reich, qui ont réuni l'argent nécessaire pour un visa et un aller simple sur le Saint-Louis dans l'espoir de trouver refuge en Amérique. Refusé d'escale à la Havane, puis à New-York, le Saint-Louis a dû faire demi-tour pour l'Europe, alors sous la botte nazie. Beaucoup de ses passagers furent victimes des camps et exterminés...
Peut-être dans ce paquebot, y avait-il des membres de leur famille, qui sait, qui peut le dire... ?
Comment ces deux-êtres-là vont-ils alors sombrer dans une sorte de folie emportant le décor, tentant d'emporter les êtres qu'ils leur sont chers avec eux, par quel miracle Rebecca s'accrochera-t-elle pour ne pas tomber dans cette fosse béante ? A quels interstices du paysage saura-elle poser ses mains pour ne pas être emportée dans le vide ?
C'est comme cela qu'elle va devenir la fille du fossoyeur, qu'on l'appellera ainsi.
Elle a grandi dans la misère, la déchéance, une sorte de terreur qui faisait semblant de ne pas y ressembler. C'est l'horreur qui conduit à un drame familial d'une rare violence, achevant l'enfance, mais sont les stigmates seront des éléments fondateurs pour le reste de sa vie.
Comment survivre aux démons de son enfance qui n'en finiront jamais de la hanter ?
Elle va grandir, se relever, marcher, avancer, rencontrer des hommes et puis celui qui sera le premier homme de sa vie, ce ne sera pas la bonne pioche, comme on dit.
Tous les hommes sont-ils comme cela ? Les hommes seraient-ils tous des pervers, des prédateurs ? Aurait-elle tiré à jamais la mauvaise carte de la vie ?
Elle cherche, cherchera durant ces années, à percer le mystère et la violence de certains hommes sur les femmes, comme des millions de femmes depuis la nuit des temps sur toute la planète, depuis que l'humanité existe, cherchent aussi la réponse à cette question. À l'inverse de tant d'autres femmes qui ont tenté sans retour de faire entendre leur douleur auprès d'un commissariat de police ici ou ailleurs avec la vaine illusion même encore en 2023 d'y trouver un possible écho, ou là-bas encore pire dans l'État de New-York en 1959 chez le shérif homologué du coin qui dira que ces faits font partie des choses normales, elle sait par avance que cela ne servirait à rien et elle ne fera jamais le pas, acceptera les coups sans frémir, sans broncher, sans même à la fin cacher son visage avec ses mains... À quoi cela servirait-il de redoubler la violence ? Espérant seulement que son fils ne voit pas cela...
Rarement, j'ai lu ces mots, ces coups venir avec tant de douleur au ventre comme si c'était à moi que cet homme les assenait.
J'ai l'impression que le regard éperdu de cette enfant restera à jamais inoubliable pour moi.
Sans doute comme tant d'autres femmes, elle a peut-être pensé que cette violence était justifiée, que c'étaient eux qui détenaient la vérité, les hommes qui cognent, celui qui frappe sa femme, comme si c'était elle la coupable, comme si les choses étaient irrémédiablement inscrites ainsi.
J'ai craint pour Rebecca. Pour sa vie, pour son fils.
Peut-être y a-t-elle pensé, à son fils justement, plus qu'à elle, lorsqu'elle s'est convaincue que survivre était plus important que mourir ?
Le chemin pour sortir de cette violence, n'est-ce pas acquiescer en silence ? Mais est-ce que cela suffira pour survivre, à faire abdiquer cette incompréhension qui sommeille comme une colère sourde ?
L'écriture de Joyce Carol Oates est là à chaque instant, précise, ample, généreuse aussi.
C'est l'écriture qui dessine un très beau personnage de femme dans une métamorphose attendue, une fille, une femme, une amante, une mère et sa tendresse ainsi que sa férocité pour tenter de tenir debout.
C'est une manière de raconter une histoire, avec des flux de conscience qui vont et viennent, reviennent, ramènent de l'émotion à chaque vague qui revient, à chaque pas de Rebecca qui revient...
Qu'a-t-elle vécu, Joyce Carol Oates, pour décrire à ce point la dureté des hommes avec autant d'acuité ? Dire l'ordinaire sordide et poisseux de l'Amérique profonde...
Rebecca peut-elle échapper à ce destin d'avoir été la fille du fossoyeur ?
Derrière la noirceur, ce roman n'est-il pas au contraire le récit de la résilience, la métamorphose et la reconstruction d'une femme ?
L'épilogue que j'ai trouvé légèrement long m'a perdu un peu en chemin, mais je crois deviner qu'il était indispensable pour l'autrice, afin de fermer définitivement une porte essentielle à cette histoire. Son histoire peut-être, ou celle de sa grand-mère.
Il n'empêche que c'est un livre autant magistral que dérangeant.
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