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Critique de HundredDreams


J'aime retrouver régulièrement Yoko Ogawa. Cette auteure japonaise propose à ses lecteurs des instants de pure grâce, de délicatesse, et de magie.
De son écriture élégante et légère, elle dessine une petite porte dérobée qui s'ouvre rien que pour nous, sur un monde étonnant, entre réalité et imaginaire, empli de douceur et de silence dans lequel s'invite le mystère, les non-dits.

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Ce roman était dans ma bibliothèque depuis un petit moment déjà, suite à magnifique critique de Sachka que je remercie. Je l'ai choisi parmi tant d'autres, attirée par sa couverture, sûrement parce que j'étais encore profondément imprégnée des majestueuses forêts canadiennes de mon précédent roman.

Dans ce roman-ci, il ne s'agit ni de forêt, ni d'écologie. Ce n'est qu'un simple jardin muré dans lequel une mère va décider de cloitrer ses trois enfants, suite au décès de la petite dernière.

Elle va leur demander d'être silencieux, de tout oublier jusqu'à leur prénom, et surtout de ne jamais sortir de l'enceinte du jardin, afin que rien ne puisse leur arriver.
Intuitivement, les enfants comprennent que leur mère est fragile, perturbée et qu'il faut la préserver. Par amour, ils vont suivre ses consignes à la règle et vivre repliés sur eux-mêmes dans la crainte du monde extérieur, déposant « au fond de leur coeur » tous leurs souvenirs d'avant.

« Un voyage sans retour pour survivre dans un monde où la benjamine n'était plus. »

L'auteure nous livre ici une solide réflexion sur la maltraitance, la résilience chez l'enfant, l'amour filial et l'amour maternel.

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Seuls toute la journée, ils vont se réfugier dans le cabinet de lecture de leur père et trouver la sécurité au milieu des livres et des encyclopédies. Les livres ont la précieuse faculté de contenir le monde et c'est même dans l'un d'entre eux, l'encyclopédie des sciences, que chacun va se choisir un nouveau prénom, un nom de pierre : Opale, Ambre et Agate.

Derrière les hauts murs de brique, les trois enfants imaginent de nouveaux jeux avec trois fois rien, apprennent grâce aux livres. Leur imagination, fertile, belle, s'épanouit, inventant le monde du dehors.

« Quand Opale dansait, le jardin se transformait à leurs yeux en un univers plus vaste que celui qu'ils connaissaient. Pour eux, ce jardin était toujours aussi immense, mais la danse de leur aînée lui donnait davantage de profondeur. »

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Si Yoko Ogawa n'a pas son pareil pour nous entraîner dans un huis-clos dérangeant, elle a aussi tout le talent pour introduire une touche de surnaturel.
C'est avec Ambre que le récit bascule dans la magie et le fantastique car ce petit garçon est atteint d'une étrange maladie : son oeil gauche se teinte progressivement d'ambre.

« Tout d'abord, non loin du coin de l'oeil la limite entre le noir et le blanc s'estompa, le marron de l'iris déborda en marbrures qui bientôt s'étendirent à la totalité de l'oeil gauche. Elles coulaient le long des vaisseaux capillaires, se déposaient, sédimentaient. Et les strates venant s'imprégner de larmes comme de résine, il se forma bientôt une concrétion d'ambre. »

Et l'enfant va découvrir la silhouette de sa petite soeur défunte jouant dans les filaments protéiformes pareils à des araignées d'eau qui se déplacent le long de sa rétine.
Il s'invente un monde imaginaire dans lequel la benjamine prend vie dans des folioscopes.

« Venant de découvrir un moyen de reproduire sur les pages de l'encyclopédie ce qui apparaissait dans son oeil gauche, Ambre choisit pour redonner vie à la benjamine l'Encyclopédie illustrée des sciences pour enfants. Il pensait que sa petite soeur devait tout naturellement se joindre à ce volume où Opale, Agate et lui-même avaient choisi leur nom. »

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Le temps défile sans que le lecteur n'arrive vraiment à cerner le nombre d'années qui passe.
Mais leur monde se craquelle insensiblement à mesure qu'ils grandissent.
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J'ai aimé ce monde créé par Yoko Ogawa. Son écriture épurée et poétique est propice à nous envelopper dans une atmosphère rêveuse et calme, à transformer progressivement notre regard, à le rendre contemplatif et introspectif. Rien n'est dit de manière frontale. Tout se devine lentement, par petites touches, comme un peintre impressionniste qui apposerait des impressions, des émotions.

Si cette ambiance est onirique et féérique, elle est également tragique et bouleversante. Yoko Ogawa se concentre essentiellement sur les trois enfants, mais en filigrane, le lecteur saisit le drame que vit cette jeune mère qui a perdu son mari, puis son plus jeune enfant.

« le commencement de tout fut la mort de la benjamine. Elle venait tout juste d'avoir trois ans lorsqu'un jour au jardin public, un chien famélique était venu lui lécher le visage : le lendemain elle avait eu une forte poussée de fièvre, et son état de santé s'aggravant rapidement, elle était morte brutalement. le médecin avait dit qu'il s'agissait d'une pneumonie, mais leur mère n'avait jamais voulu le reconnaître.
— C'est le chien maléfique. À cause de sa langue, ne cessait-elle de répéter malgré les dénégations du médecin. »

On retrouve les composantes de l'univers de l'auteure : le sentiment d'enfermement, la nostalgie d'un temps révolu, la mémoire, les souvenirs, l'obsession.
Pour ma part, j'ai eu un sentiment de malaise, partagée entre l'amour de cette mère qui veut préserver ses enfants de la mort en les soustrayant au monde extérieur et la magie du monde de l'enfance. Mais à vouloir trop les protéger et les préserver, ne risque-t-on pas au contraire de les fragiliser et de les rendre inaptes à la vie en société ?

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Pour conclure, cette atmosphère presque irréelle, entre huis-clos et monde merveilleux, à la fois fascinante et dérangeante, ne plaira sans doute pas à tout le monde. Mais ce roman d'apparence simple fait parti de ces lectures qui laissent une impression profonde après l'avoir refermé, suscitant un sentiment troublant et subtil de solitude, de malaise et de paix.
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