Vous savez...,nous ne connaissons pas les conséquences de vos massages sur son esprit. Nous ne constatons que celles exprimées par son corps. Je crois qu'il serait judicieux, pour en savoir plus, de faire appel à l'hypnose. Les massages agissent sur la mémoire du corps, l'hypnose sur la réminiscence inconsciente. Combinons les deux pour nous assurer plus de chance de réussite.
Je ne vous parle pas de ça...La guerre, on ne la choisit pas. Pensez-vous que tous les morts ont choisi de l'être ? Le "pourquoi pas moi" des sauvés, je l'entends autant que les "pourquoi moi" des mutilés.
Pourtant perdre un enfant, cela aurait pu le laisser mort au milieu des vivants, exilé dans son corps, inaccessible. Elle savait que c'était le plus abominable des sacrifices. Cependant il souriait, il parlait. Il était capable de poursuivre sa vie tout en n'offrant que son silence.
Je crois très sincèrement que si je n'avais pas risqué le peloton d'exécution, dans nos lignes, j'aurais fui.
Et puis j'ai survécu. Je me suis adapté, ou j'ai simplement arrêté de sentir si violemment la mort. Je suis déjà mort, peut-être.
Les liens avec la vie sont, pour la plupart, attachés aux parents. Vous savez, le reste n'est que rencontres. Les vrais enracinements se nourrissent dans la famille.
Il est vivant et nous le réveillons doucement...ça n'a rien d'effrayant, c'est au contraire un bel événement. Ce n'est pas un mort qui marche, juste un dormeur qui s'éveille.
Claire se réchauffait les mains autour du bol de soupe. Elle n'avait pas froid, mais comme par réflexe, elle les garda serrées jusqu'à sentir la brûlure de la faïence. Germaine lui avait donné un grand bol.
"Il est tout maigre, cet homme, avait-elle fait remarquer.
- Pas tant que ça", avait râlé Escudier qui passait par là, conduisant un soldat unijambiste aux douches.
La soupe était chaude et sentait bon les légumes d'hiver. Elle avait calé l'homme avec des oreillers pour qu'il ne soit pas trop couché sur le côté. Elle avait peur qu'il s'étrangle. Elle plongea la cuillère dans l'épaisseur cuivrée de la soupe. Il devait y avoir beaucoup de carottes. Elle souffla vers lui les arômes et posa le métal tiède sur ses lèvres. L'homme garda la bouche close. Claire alors abaissa le menton avec sa main gauche et vida la soupe doucement. La soupe n'était pas trop chaude et l'homme déglutit. Claire regarda monter et descendre la pomme d'Adam. On pouvait le nourrir sans trop de difficulté. C'était pour ça qu'il était toujours en vie, pensa-t-elle. Elle remercia les infirmières qui l'avaient précédée. La soupe remplissait lentement l'estomac de l'homme qui reprenait des couleurs. La chaleur du repas et les couvertures toujours amassées sur son lit le firent rosir un peu. Elle éplucha la pomme du jardin de Tournier et une fois découpée elle l'écrasa en purée au fond du bol. L'homme mastiqua légèrement la pomme parfumée. Il est comme un petit moineau, pensa-t-elle. Elle lui caressa la joue rasée par ses soins et fredonna une chanson de son enfance à propos d'un petit oiseau blessé.
- Des souffrances psychologiques l'enferment dans son corps, son inconscient encercle tout le conscient, y compris le corps...Il nous faudrait reprendre contact avec ce corps... Les bains, l'hydrothérapie...
Les soldats qu’elle dépassait arrivaient des derniers hôpitaux de campagne qui les renvoyaient chez eux, maintenant que la guerre était finie. Finie était un bien grand mot quand elle les voyait dans les ambulances.
J'ai beaucoup appris sur les autres avec Tournier et beaucoup sur moi avec toi. J'aime ton odeur pâle, j'aime te mains, j'aime la transparence des cheveux qui poussent à tes tempes, j'aime ta respiration