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Critique de HordeDuContrevent


Pour une fois, j'ai vraiment pris le temps. le temps de le déguster ce livre de près de 600 pages, livre étonnant, très original, étrange pourrait-on dire, teinté de réalisme magique, véritable hommage aux pouvoirs des mots et au rôle salvateur des livres, où les « choses » et toutes les pulsions contradictoires qu'elles engendrent – entre accumulation obsessive et besoin vital de dépouillement – en sont les véritables protagonistes.

C'est l'histoire d'une mère, Annabelle, et d'un fils, Benny, qui perdent pied après la mort de Kenji, ce père adoré mi-japonais, mi-coréen, une mort stupide qui plus est : cet artiste, prodigieux musicien de jazz, amateur d'alcool et d'herbes, rentre un soir dans un état second du fait des drogues dont il a abusé, et, après s'être allongé sur la route, se fait écraser devant chez lui par un camion transportant des poulets. Une mort absurde aux conséquences dévastatrices pour ses proches.

Le vide laissé par l'absence va être comblé par d'étranges phénomènes touchant aux objets : Annabelle se met à remplir névrotiquement la maison de tous les objets qu'elle peut trouver, achetant de façon compulsive toute sorte de choses, malgré la précarité traversée désormais, afin de se constituer comme un rempart d'objets, collectionnant les choses les plus diverses, les boules à neige, les jouets vintage, les bouteilles, les cartes postales, entre autres. La maison devient un tel capharnaüm, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur, qu'elle est menacée d'expulsion par son propriétaire.

« Elle se glissa près de la maison, entre le mur et la clôture, et se hissa jusqu'à la fenêtre. Un store vénitien accroché de travers pendait derrière le carreau mais l'Aleph parvint à distinguer l'intérieur. Ses yeux mirent quelques instants pour s'acclimater aux objets amassés dans la cuisine. Elle commença à discerner des détails, les sacs-poubelle entassés le long des murs, les paniers de linge, les cintres emmêlés, le tuyau de l'aspirateur enroulé autour d'un pied de la table, le couvercle d'une essoreuse à salade dépassant d'un carton pour colis. Elle vit une lampe cassée, un égouttoir à vaisselle, un beagle avec un chapeau carré, et au milieu de tout cela, Annabelle. La mère de Benny était assise, seule, sur une petite chaise de cuisine, avachie, immobile ».

Benny, lui, entend parler les objets, entend leurs voix, capte leurs émotions, leur histoire, au point de passer pour un fou et de se croire fou tant la cacophonie est perturbante, semblable au « murmure d'une foule au début d'un concert ». Autour de lui, les objets susurrent, grognent, pleurnichent, crient, hurlent, parfois chantent et fredonnent.
La cohabitation entre les deux va ainsi devenir de plus en plus compliquée, la mère ne cessant d'accumuler quand le fils souhaite lui à tout prix se dépouiller…

Comment trouver la paix face au vertige, au chaos, à la solitude et à la précarité ? Où est la frontière entre le rêve, les sensations et la réalité ? Qu'est-ce que le réel ? La poésie émerge-t-elle de ce chaos ? La présence des livres, les milliers de livres de la Bibliothèque municipale feutrée dans laquelle se terre avec bonheur Benny au lieu d'aller à l'école, mais aussi un livre, un seul, celui de Aikon, la bible du rangement, pour Annabelle, pourront-ils leur venir en aide ? Les personnes marginales côtoyées, à priori infréquentables, ou celles lointaines qui écrivent sur la sagesse peuvent-elles leur montrer la voie ?

La marginalisation de la mère et du fils à laquelle nous assistons avec effroi rend les personnages terriblement attachants. Nous comprenons à quel point il est nécessaire pour chacun de respecter son temps de deuil, temps que la société, avec ses rythmes imposés, ne respecte pas toujours, et accepter le processus du deuil propre à chacun.

J'ai beaucoup aimé ce roman singulier. J'ai aimé prendre le temps et sentir toute son étrangeté, j'ai adoré me laisser bercer sans me poser de question par son côté fantastique. La référence à Jorge Luis Borgès est évidente, depuis le prénom de la jeune fille marginale qui aide Benny, l'Aleph, jusqu'à la bibliothèque quasi vivante en son coeur, qui semble infinie tout autour, qui n'est pas sans rappeler la célébrissime nouvelle de Borgès : La bibliothèque de Babel. Ce livre est un hommage au livre et aux lieux qui les accueille, les bibliothèques, véritables refuges pour se retrouver, se reconstruire.
L'Aleph, quant à elle, est une célèbre nouvelle de Borgès dans laquelle un homme, lui aussi dénommé Borgès, se lie d'amitié avec un poète pompeux occupé par l'écriture d'un poème intitulé « La Terre » dans lequel il a pour ambition de versifier la planète entière. Pour cela, il détient chez lui un Aleph, « un point dans l'espace dans lequel se trouvaient tous les points » grâce auquel « chaque chose équivalait à une infinité de choses, parce que je le voyais clairement de tous les points de vue de l'univers »…Force est de constater que la jeune fille aux nombreux piercings, aux cheveux blancs, à la vie totalement marginalisée, vivant en compagnie d'un clochard, poète connu dans son pays d'origine, provoque un effet ainsi cosmique sur Benny. de même, part belle est faite au philosophe allemand Walter Benjamin, chaque partie du livre démarre avec une citation de cet auteur. Pour ma part, ce livre m'a donné envie de retenter l'expérience avec Borgès, le premier essai ayant été un cuisant échec…

J'ai trouvé très intéressante la façon dont sont abordés les maux psychiatriques touchant Annabelle et Benny. Si l'obsession de l'accumulation de la mère permet à l'auteure de dénoncer les affres de la surconsommation, du matérialisme au sein de la société capitaliste, ce que vit le petit Benny est une ode à la différence où la question de la folie le dispute à la sensibilité poétique et empathique dont il est capable. Les objets fabriqués lui parlent, les voix des personnes qui les ont fabriqués y étant restées accrochées, comme une odeur s'accroche à un vêtement. Tout ce qui n'est pas fabriqué, comme les arbres ou les galets, parle aussi mais avec une voix différente.

« Ce n'est pas toujours horrible. Il y a des fois où les voix sont belles, agréables, comme celle du canard en plastique que ma mère a trouvé dans une benne. Je ne parle pas du coin-coin affreux qu'il produit quand on appuie dessus, mais des autres voix, celles de l'intérieur, qui correspondraient plus à un souvenir de la mer, des marées, du gonflement des vagues et des rivages, et à quelque chose de vaporeux aussi, à la fois doux et voilé, comme si une personne exceptionnelle l'avait un jour touché ».

L'auteure touche du doigt avec beaucoup de subtilité la maladie mentale, met en valeur la frontière, poreuse, entre celle-ci et la création artistique empreinte de solitude, la poésie qui émane souvent d'états seconds ou délirants qu'il suffit d'accepter et de recueillir pour en faire quelque chose de beau et d'intime.


Ozéki sait de quoi elle parle étant elle-même métisse comme Benny, née d'un père américain et d'une mère japonaise, vivant au Canada, ex-réalisatrice de films, ordonnée « religieuse zen » depuis 2010. Elle ose vraiment balayer les frontières de genre, son livre est multifacette. Entre onirisme et récit psychiatrique, fable zen sur le vide et le plein, métaphore étrange enveloppée de réalisme magique, chronique sociologique de l'Amérique trumpienne, l'auteure, avec tendresse et douceur, élégance et grâce, avec poésie aussi et même un certain humour, dénonce le capitalisme, la surconsommation, analyse la fantaisie imaginative adolescente et franchit la frontière entre solitude artistique et maladie mentale, les livres comme refuge envers et contre tout. D'ailleurs une voix nous raconte cette histoire, c'est celle d'un objet parlant, le livre que nous-mêmes, lecteurs, tenons entre les mains. Une mise en abime borgésienne tout à fait délicieuse ! Pas étonnant que cette auteure ait eu le Womens Prize for Fiction en 2022 !
En tout cas, après cette lecture étonnante, je me prends à regarder autrement les choses qui m'entourent, et à penser à l'harmonie dont elles peuvent, ou pas, être à l'origine, à réfléchir au fardeau, pas si tranquille, dont elles sont lestées.

Un grand merci à @Kiitywake dont le retour m'avait tant interpellé que j'avais aussitôt acheté ce livre qui a trop peu de retours.

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