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Critique de Erik35


DE L'INFÂME SURGIT LE LYS.

Que peut-il arriver de pire, lorsque vous êtes jeune, beau, déjà charismatique, que la vie semble devoir vous offrir un avenir tout tracé à la tête du Royaume de France - rien moins, puisque vous avez déjà été couronné par la volonté de votre imposant papounet, Louis VI le gros, faisant de vous, non seulement son bras droit direct et son successeur désigné (le futur Philippe II) mais, plus encore, un roi "désigné" tout à fait officiel bien que la place ne pourra être définitivement acquise qu'à la mort de ce cher gros papa ? Quoi ? Et bien, c'est le pire qu'il va vous arriver, pauvre Philippe : Vos pas, ou pour être plus exact, vos sabots en décideront autrement. Parce que, n'est-ce pas, lorsqu'on est de la très haute, un Prince du sang, on ne s'abaisse pas à se balader dans les rues crasseuse de votre capitale à ras la terre. Ça, c'est bon pour le bourgeois ou le petit peuple. Non, vous, votre moyen de transport préféré, c'est le cheval. Seulement, un cheval, ça s'effraie d'un rien, c'est même tellement dangereux, lorsqu'on y pense, que pas mal de vos collègues Rois, princes, ducs et autres chevaliers en sont déjà morts, de ces fichus accidents de cheval. Mais cette fois, que voulez-vous, le destin, les Divinité, le sort, le hasard, Dieu en personne ! allez savoir, étaient contre vous : c'est un malheureux cochon, un cochon "gyrovague" (c'est à dire n'appartenant à personne en particulier, errant, vagabond) comme il en existe des centaines dans ces ruelles étroites et souvent couvertes d'immondices du Paris de l'époque qui aura votre peau. C'est ce simple cochon domestique, qualifié à l'époque de diabolique ("diabolicus"), qui dévier votre malheureux destrier de sa course, le faisant basculer, et vous avec. Vous mourrez après quelques longues heures d'agonie, entouré des vôtres, dans la demeure proche où l'on vous avait transporté.

Votre destinée en aura donc été, définitivement, bouleversée et abrégée. Et avec vous, le destin du Royaume de France et surtout de l'encore jeune dynastie capétienne. L'Infamie - avec un très grand I -s'est en effet posée sur cette lignée relativement récente (Louis VI n'est que le cinquième roi capétien), car si mourir à la chasse dans un combat à mort contre un cochon sauvage (on dirait un sanglier aujourd'hui) est considéré comme digne, honorable, glorieuse même , il n'en va pas du tout de même pour les pourceaux qui traînent encore un peu partout dans les rues parisiennes (à noter qu'ils en seront définitivement interdit de séjour à la suite de cet événement. On peut le comprendre) et qui sont considérés comme des bêtes certes utiles mais viles, sales, se nourrissant, comme on le sait déjà, de tout et de n'importe quoi, de détritus particulièrement (d'où leur relative utilité dans des rues sans système de tout à l'égout...). Et puis, depuis la bible, le cochon, c'est la bête impure, l'animal dont la viande est supposée colporter toutes sortes de maladies, etc.

D'abord, de ce qui pourrait n'être qu'un banal fait divers, va surgir un imprévu de taille : le roi à venir ne sera pas celui prévu au départ et même préparé pour le boulot, mais son jeune frère, le futur Louis VII, bien plus investi par sa future place au sein de l'Eglise qu'à monter sur le trône, qui va pourtant devoir s'y coller. Mais avant même d'y songer, il va falloir de toute urgence laver la tragique souillure faite à la Dynastie. Louis VI étant trop défait par cette mort prématurée, c'est son principal conseiller, le très intelligent abbé Suger qui va se charger de l'essentiel. Il va "expédier" l'enterrement du défunt afin que nul n'ait trop le temps de s'arrêter sur les causes accidentelles, il va accélérer le sacre de Louis VII comme "roi désigné" à la fois pour des motifs politiques mais aussi pour des raisons que l'on pourrait, aujourd'hui, qualifier de magiques : «Le saint Chrême contre la sanie porcine !» explique avec un brin de provocation Michel Pastoureau.

Et nous n'en sommes qu'au début car, au-delà des contingences politiques, sociales, économiques, culturelles, une bonne part des années que Suger à encore à vivre, de même qu'un certains nombre d'actes symboliques du jeune roi Louis VII, le futur époux malheureux d'Alinéor d'Aquitaine, seront de faire disparaître cette fameuse et intolérable ignominie !

Louis VI et ses conseillers (Suger, Bernard de Clairvaux) agissent sans tarder pour laver cette mort qui pourrait être considérée comme un acte divin… Dieu punirait-il par-là les Capétiens ? Ceux-ci ont-ils trop péché ? Il est vrai qu'ils ont souvent eu maille à partir avec l'Eglise et la papauté (plusieurs ont d'ailleurs été excommuniés)… Nous sommes à une époque où le pouvoir de l'Eglise se renforce considérablement et réussit à imposer ses systèmes de valeurs qui rentrent bien souvent en conflit avec les usages antérieurs. Pastoureau, comme toujours, explore ces bouleversements et il est passionnant de constater jusqu'à quel point ils furent profonds, que ce soit de manière directe ou symbolique. La partie consacrée à la corpulence des rois est à cet égard fort révélatrice ; c'est aussi à ce moment que l'ours est détrôné de sa place de roi des animaux (principalement par le Cerf, bien plus en phase avec l'idéal chrétien et ses vertues)… Voir à ce propos un autre fantastique ouvrage de Michel Pastoureau : L'Ours, histoire d'un roi déchu.

Devant se racheter et se rapprocher de Dieu pour effacer la souillure qui les tache, Louis VI et son successeur (son fils, Louis VII) utiliseront tous les moyens possibles pour retrouver les grâces divines et renforcer la légitimité de leur pouvoir. Selon l'hypothèse de l'auteur, c'est ce qui aurait amené la dynastie capétienne à l'adoption de deux symboles fondamentaux comme emblèmes royaux, et qui, pour tous encore aujourd'hui, sont les deux emblèmes les plus lisibles, les plus évident de la royauté française : le lis marial et le bleu céleste.

Pastoureau revient en détail sur l'histoire symbolique de ces deux emblèmes qui ont la particularité de symboliser la pureté et de se rattacher à la Vierge. Sous le patronage de la mère du Christ, la monarchie française pouvait se différencier des autres, marquer son avance, même, car il ne faut pas oublier que c'est vers cette époque que le culte marial va prendre une ampleur jamais atteinte jusque-là. L'abbé Suger et Bernard de Clairvaux ne sont d'ailleurs pas étrangers à cette investissement fort auprès de la Vierge. Suger se fait représenter à ses côtés dans cet écrin de la royauté qu'est "sa" Basilique St Denis. Quant à Bernard, «il entretien avec la Vierge des relations privilégiées», nous explique Michel Pastoureau. Mieux, «elle est pour lui le modèle absolu de la pureté, une sorte de lis immaculé qu'il célèbre dans plusieurs sermons, spécialement ceux qu'il prononce à l'occasion des grandes fêtes mariales et ceux, remarquables, qu'il consacre au Cantique des Cantique.»

C'est presque à la manière d'une véritable enquête de police que le grand historien, paléologue, héraldiste et médiéviste Michel Pastoureau nous embarque, toutes affaires cessantes, dans ce 12ème siècle à la fois tellement éloigné de nous et pourtant absolument fascinant. Mais il n'oublie pas, au passage, que nous sommes fait, même de loin, de cette histoire ancienne et c'est souvent avec une certaine joviale tendresse qu'il nous met face à ces autres nous-mêmes que nous avons été il y a plus de huit cents longues années. C'est passionnant, c'est plein de détails aussi sérieux qu'ils peuvent parfois s'avérer croustillants, étonnant : saviez-vous, par exemple, que les animaux avaient alors droit à de véritables procès, en bonne et due forme ? Car si ces temps souvent jugés, à tort, "sombre", "rétrograde","barbares", sont en effet bien différent des nôtres, ils pourraient nous en rapprendre sur pas mal de choses. Et si nos animaux à plumes ou à poils n'avaient déjà, selon l'Eglise, pas d'âme, les gens de ces heures lointaines leur attribuaient cependant une forme de libre-arbitre et de responsabilité que nous sommes seulement sur le point de leur redécouvrir aujourd'hui. Ainsi, un animal pouvait-il être jugé à l'égal d'un humain, être défendu par un homme de loi, être acquitté tout aussi bien que condamné, tout comme un humain.

Ainsi, le roi tué par un cochon fourmille-t-il de petites histoires au sein de la grande, affrontant gaillardement tout un lot d'idées reçues souvent stupides mais dont nous avons, pour beaucoup, hérité du XVIIIème (qui avait en horreur ces temps "gothiques", terme d'ailleurs créé à la Renaissance, pour moquer l'art, à nouveau "barbare", de ces époques) et si cela commença à s'arranger au XIXème, ce ne fut malheureusement pas sans son lot d'images d'Epinal, de contre-vérités ("les gens ne se lavaient pas", "tout le monde mourrait avant quarante ans", etc), d'idées reçues qui perdurent malheureusement jusqu'à aujourd'hui.

Inutile d'ajouter combien nous apprécions l'histoire lorsqu'elle est ainsi expliquée - plus que "racontée" comme il est trop souvent coutume de le faire dans des éditions historiques destinées à un large public. Michel Pastoureau, et de plus en plus de brillants collègues, prenant le parti de l'intelligence et de la curiosité de leurs lecteurs, sont en train de corriger cette tendance un peu trop lourde des années passées, et c'est heureux ! La compréhension de notre Histoire ne peut qu'y gagner.
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