AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Alzie


Modernité toute "post-newtonienne" de la couverture sombre et élégante de ce deuxième livre d'une série qui après le bleu compte maintenant le vert qui vient de paraître. Michel Pastoureau raconte ici l'histoire sociale d'une couleur : le noir. L'étude est chronologique et circonscrite à l'Europe occidentale depuis l'antiquité jusqu'au XXe siècle. Cinq grandes parties se partagent le livre, subdivisées elles-mêmes en chapitres assez courts très illustrés qui reflètent les tendances essentielles d'une période particulière. Iconographie et texte restent toujours en parfaite symbiose dans cette composition très lisible qui s'allie le savoir-faire italien d'une impression de qualité magnifiant l'image et faisant respirer le texte.

Michel Pastoureau rappelle en préface que cet ouvrage n'est qu'une partie infime de quarante années de recherches consacrées à l'histoire des couleurs. Faire revivre deux mille cinq cents ans de l'histoire de l'une d'elles relève plutôt d'une gageure que ni lui, ni son éditeur, n'ont craint. L'analyse porte sur les conditions historiques, socio-économiques, religieuses ou culturelles qui ont déterminé la plus ou moins grande visibilité du noir dans la société européenne, sur la période précitée. Il s'appuie sur des sources documentaires très diverses et multidisciplinaires en soulignant la difficulté et de leur choix et de leur interprétation. Parler du noir l'amène évidemment à parler aussi de toutes les autres couleurs sans lesquelles il n'existe pas.

Deux découvertes majeures concernant l'histoire du noir sont exposées au coeur de l'ouvrage : la découverte du caractère mobile d'imprimerie au XVe siècle et celle du spectre lumineux par Newton en 1665-1666. Evénements clé à partir desquels on saisit mieux ce qui s'est joué dans la perception du noir pendant la longue période étudiée. D'abord Newton : sa découverte intervient au XVIIe siècle dans un contexte de puritanisme et d'intolérance religieuse où le noir omniprésent s'oppose à la couleur, symbole de corruption. Son traité sur l'optique ne paraîtra qu'en 1704 : le noir ne fait pas partie de la description du spectre (violet, indigo, bleu, vert, jaune, orangé, rouge), et est exclu de l'ordre des couleurs qui prévalait fortement jusqu'alors depuis Aristote. La couleur noire acquiert donc avec Newton un nouveau statut, elle devient une "non couleur". Avant Newton, le noir était une couleur "à part entière" chargée d'une puissante dimension symbolique, oscillant selon les périodes entre une perception positive, historiquement plus rare, ou négative. Après Newton, ayant quitté l'ordre traditionnel des couleurs, le noir est symboliquement investi d'une nouvelle mission, esthétique, que la découverte de l'imprimerie lui confère et renforce par la diffusion de plus en plus large d'images imprimées en noir et blanc dont la vision contrastée s'imposera pour longtemps, jusqu'au XXe siècle, dans les mentalités.

Pour revenir à la chronologie, la permanence d'un trio noir-blanc-rouge dans les anciennes civilisations mésopotamienne, égyptienne ou gréco-latine, attestée par l'archéologie, perdure jusqu'au haut Moyen Age. Bien en amont, de telles traces colorées ont aussi été retrouvées dans les grottes ornées du Paléolithique. L'ambivalence symbolique du noir lui vient des mythologies gréco-latines essentiellement, quand le noir des ténèbres originelles était aussi source de vie. La théologie chrétienne, du Xe au XIIIe siècle, va l'opposer au blanc son contraire. le noir version négative, devient avec le rouge la couleur de Satan et de son cortège de démons, couleur de la mort et du deuil par extension, mais, demeure la couleur positive de l'humilité monastique qu'il partage avec le blanc. Tout un courant moralisateur parcourt le Moyen Age qui renforce la perception négative du noir et l'art roman contribue aussi pour sa part à la diabolisation du noir pour plusieurs siècles. Les textes canoniques ou apocryphes, les manuscrits en témoignent, tandis que l'enluminure s'illustre au contraire pour son goût des couleurs éclatantes. le développement rapide de l'héraldique, au cours du XIIe siècle, transforme le statut du noir, il se banalise au contact du bleu, du jaune et du vert qui enrichissent de plus en plus le décor des blasons.

La mode non plus n'est pas en reste sur le sujet quand il s'agit de contourner les lois somptuaires par exemple (apparues avant 1300 elles énoncent, pour la corporation des teinturiers, la liste des couleurs prescrites ou interdites pour les vêtements) ou prendre à contre-pied une époque : c'est par le vêtement et par l'Italie, à la fin du XIVe siècle, que le noir couleur du diable, retrouve ses lettres de noblesse pour devenir la couleur positive, à la mode chez les princes et les classes fortunées grâce aux progrès de la teinturerie (on ne parvient à fabriquer des étoffes vraiment noires qu'à cette date, à partir de la noix de galle trop coûteuse jusqu'alors). Elle le restera tout au long du XVe siècle. Plus tard, au XVIe siècle, l'émergence du protestantisme impose sa vision chromophobe dans nombre de domaines de la vie sociale: culte, vêtement, habitat, arts et artisanat, le trio noir-gris-blanc s'impose. En revanche le noir est banni au siècle des lumières où l'on célèbre les couleurs dans l'aristocratie et la bourgeoisie naissante ; mais par un nouveau mouvement de balancier, il revient en force au XIXe, chéri par toute l'école romantique, en peinture, littérature, théâtre ou poésie et au XXe consacré par les arts, la photographie, le cinéma, le design ou la mode.

Les croyances, superstitions et préjugés issus du contexte culturel, et dont la liste n'en finirait pas, ne sont pas les derniers à entretenir un ordre chromatique plus discutable : bestiaire diabolique des animaux noirs : ours, corbeau ou sanglier ; peau sombre, cheveux roux ou nimbe noir : les attributs de Judas souvent représentés ; peau claire si le chrétien est bon, peau noire pour la "mauvaiseté" ; noir pour les sorcières et démons qui revisitent le XVIIe siècle en force comme le démontrent les minutes des jugements de procès pour affaires de sorcellerie qui se sont multipliés entre 1550 et 1660 et deviennent un sujet de choix pour éditeurs de traités en démonologie et burinistes chevronnés de l'estampe imprimée en noir et blanc. Les catégories sociales du noir se font jour pour être dépréciées : les teinturiers, les charbonniers et les typographes plus tard. L'exotisme est une qualité concédée à la peau noire (la reine de Saba ou le mage Balthazar à partir du XIVe siècle) dans un premier temps. Conception qui perdure jusqu'à la fin du XVIIIe siècle mais qui au tournant du XIXe siècle, malgré la première abolition de l'esclavage en 1794, se mue insidieusement en marque d'infamie avec le développement du commerce triangulaire qui va aller s'accentuant.

Passionnant. L'intérêt de cet ouvrage, outre celui déjà mentionné plus haut qui concerne la forme, est évidemment sa grande richesse documentaire et l'extrême lisibilité de son propos (Voir la bibliographie très riche en fin d'ouvrage). Une approche transdisciplinaire vraiment attractive qui permet de très belles réjouissances visuelles et intellectuelles. Curiosités vraiment satisfaites de ce côté là. Dans la dernière partie cependant : "Toutes les couleurs du noir" (XVIIIe au XXIe siècle) la forte symbolique du noir illustrée par la mode, le design, les arts graphiques et plastiques, le cinéma et la photo, le sport etc., aurait peut-être supporté le complément d'une image venue d'ailleurs. L'astrophysique nous ayant habitué à ses trous noirs, nul doute que notre imaginaire ne revisite déjà à notre insu la symbolique ancienne du noir des origines. le "noir univers" constellé de milliards de lucioles d'une image satellite aurait été un écho intéressant au grand taureau de Lascaux ornant le début du livre. Mais ce n'est qu'un tout petit regret très personnel.


Commenter  J’apprécie          230



Ont apprécié cette critique (15)voir plus




{* *}