Les Coeurs inquiets

Mais il faut d'abord que tu acceptes ce fait : l'heure n'est plus aux plaintes ni aux accusations, ce sont des fruits amers qui pourrissent le coeur et tordent l'esprit. Ne le juge pas différemment, ne le condamne pas hâtivement. Je sais qu'il t'aimait, à sa façon.

Le secret est une plaie purulente ; la vérité est déchirante mais saine.

Le temps infructueux, en passant, me confirmait l'évidence : ton père, pour me punir, avait décidé de t'arracher à moi.
Oui, "arracher" est le mot juste. Je m'étonnais de pouvoir respirer encore. Je m'étonnais que mon cœur continue de battre.

Leur relation n'a plus la limpidité des débuts. Elle s'est ternie. Il n'est plus vraiment lui-même avec elle ; Ariane, elle non plus, n'est plus aussi libre. Il le sent. Le quotidien fait maintenant barrage. C'est peut-être ça. Ce putain de quotidien ; ce cancer qui gruge l'essentiel.

La toile écume sous les coups de pinceau. Un flot en nuances de vert, brouillé par les vents. Une chape épaisse agitée de courants. Sous sa pression,  la paroi s'ouvre sur une image : un jardin. Il y force son chemin , aveugle et voyant à la fois. Le grain de la toile, la pâte sortie des tubes deviennent écorce, tige, herbe, feuille, mousse. Au centre de ce jardin,  une silhouette.  Il n'y en a encore jamais eu dans ses paysages.

Au milieu de cette exposition, j’ai eu, à nouveau, l’émotion de te voir. Dans la foule, à quelques pas de moi, un jeune homme regardait un tableau. Ces cheveux, j’en connaissais la texture ; ce corps, je l’avais embrassé ; ce souffle, j’en connaissais le parfum. Il était pourtant de dos ; je n’avais pas vu son visage ; je n’en avais pas besoin. Tu étais là. Mais alors, trop vite, comme toujours, ma raison a repris le dessus. J’ai chassé d’un coup l’illusion bien trop familière, j’ai continué d’avancer, avant que cet inconnu ne tourne la tête, pour ne pas m’infliger la douleur d’admettre que ce n’était pas toi.

Ici il ne connaît presque personne. Il ne parle qu'à sa peinture. Ça ne le gêne pas. Au contraire. Même si c'est un puits sans fond qui répercute indéfiniment l'écho de sa propre voix.

Les mots, finalement, me mènent jusqu’à toi. Je pose mon amour sous chacun de tes pas, mes baisers sur chacune de tes années, mes pensées tout autour de toi. Aie confiance, ne te ferme pas. En héritage, je veux te laisser de la joie, l’envie de vivre et le désir d’aimer. On est vivant tant qu’on aime et qu’on est aimé. Je ne veux pas que tu sois triste.

Les gens lui semblent des marionnettes qui évoluent à distance. Ils se tiennent sur la scène, tous, jouant une pièce dont il est seul spectateur. Il pense à l’atelier. C’est là qu’il voudrait être. Il voudrait le contact du pinceau dans sa main, le dialogue avec la toile, le silence. Il voudrait les formes qui naissent sans fard et sans calcul. Il regarde encore vers la porte, mais il sait maintenant qu’elle ne viendra pas. Il est possible que cette femme n’existe pas réellement, qu’il n’ait fait que l’imaginer.

Les femmes flottent et tournent et il se sent happé par ce courant. Il tente de fixer son regard sur un point, n’importe lequel, pour garder l’équilibre, mais les images sont trop floues. Il distingue pourtant quelque chose, devant lui, le miroir, portail phosphorescent. La lumière est insoutenable. Il ferme les yeux.