AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de oblo


C'est comme un long tunnel sombre. de partout, des voix nous parviennent. Des noms aussi, des lieux, des monologues, des conversations. Par instants, des bribes de lumière nous parviennent. Un long tunnel, duquel on ne sort pas, duquel on aurait l'impression de ne jamais pouvoir sortir. Début 1984, dans le Yorkshire, mais aussi dans d'autres comtés d'Angleterre, une grève des mineurs commence. Conflit social, la grève de 1984 est également la confrontation violente de deux forces politiques et de deux personnalités radicalement opposées : le syndicalisme communiste d'Arthur Scargill et l'ultra libéralisme de Margaret Thatcher. Deux paradigmes, l'un individualiste et financier, l'autre collectif et solidaire. Pour narrer ce grand événement de l'histoire contemporaine britannique, David Peace se place à hauteur d'hommes, à plusieurs titres : par son écriture et par les personnages qu'il met en scène. Plus qu'une simple crise sociale, Peace décrit une guerre civile. le charbon a remplacé la rose, mais le sang demeure. C'est par lui que le Royaume-Uni entre, pleinement, dans l'ère de la modernité.

De mars 84 à mars 85, la production de charbon britannique est brutalement mise à l'arrêt, menaçant les foyers et les industries du pays. le conflit social est national, piloté par Arthur Scargill, personnage respecté par les mineurs du pays. Semaine après semaine, David Peace choisit une narration strictement chronologique, sans les artifices du flash-back. de façon radicale, l'auteur autopsie ce mouvement social à hauteur d'hommes. Au-delà des chiffres, au-delà des articles de journaux, au-delà des lignes des livres d'histoire. le style de Peace se met au service de cette exigence ; style très particulier, presque obsédant, de phrases courtes, qui n'utilisent presque pas de pronoms, qui répètent, inlassablement et sous des formes extrêmement proches, les mêmes images, les mêmes constats, les mêmes cauchemars. Pour chacun des personnages, Peace crée un style, une ambiance et, en un mot, une psychologie. Par son écriture, l'auteur place ainsi, littéralement, le lecteur dans la tête des personnages qui, comme ils appartiennent aux deux camps de cette grève, illustrent les actes et les pensées en oeuvre. Par cette volonté de coller aux réflexions des personnages, Peace exclut aussi tout élément de contextualisation qui permettrait au lecteur de reformer l'ordre de ce grand puzzle social. Cela rend, évidemment, la lecture relativement ardue, abstruse à certains moments. Enfin, l'exigence de Peace d'être au plus près des événements se ressent aussi dans le choix des personnages : des mineurs grévistes comme Martin et Peter, des dirigeants syndicalistes comme Terry Winters, des hommes de main comme David Johnson, Neil Fontaine ou Malcolm Morris, à travers lesquels sont aperçus les proches de Thatcher, dont Stephen Sweet, surnommé le Juif par Neil, son garde du corps. Par ce choix, l'auteur démontre que toute histoire doit d'abord être lue à travers le prisme de ceux qui la vivent, de ceux qui la font, de ceux qui la subissent.

Au-delà des enseignements et réflexions plus hautes que l'on pourra en tirer, le roman de David Peace marque d'abord par son propos proprement dit. Il y a, à la lecture, une forme de sidération qui saisit le lecteur. Car GB84 est avant tout le récit d'une guerre civile. La guerre d'un État contre son peuple. La guerre que mène un Premier Ministre contre des ouvriers qui exercent un droit. Une guerre menée par tous les moyens possibles, dont, en premier lieu, celui de l'argent qui coule à flots. Les récits à la première personne de Martin et Peter sont, à ce titre, très évocateurs. Martin est un mineur qui perd peu à peu sa femme, et en est réduit à travailler de façon clandestine pour survivre. Peter, lui, est un chef de section syndicale, au contact des grévistes dont il fait partie et dont il reçoit, semaine après semaine, les condoléances. Peter organise, dirige, soutient. Les voitures, les piquets de grève, les distributions d'argent et de vivre. Semaine après semaine, les mêmes choses reviennent. Les départs tôt le matin vers les mines de la région ; la fierté du nombre ; les charges de la police ; les dents brisées, les corps piétinés ; les fuites à travers les jardins et les cours ; les arrestations, les humiliations infligées par la police. Semaine après semaine, mois après mois, un an durant. Ce qui marque, ce sont les violences policières. Ce qui marque, ce sont les contrôles routiers et les blocages sur les routes. Ce qui marque, ce sont les attaques insidieuses menées par les services sociaux. Ce qui marque, c'est le jusqu'au-boutisme du gouvernement, représenté en sous-main par le Juif, Stephen Sweet, partisan d'une ligne dure. Ce qui marque, c'est l'isolement progressif du syndicat des mineurs, coupé même du congrès des syndicats, symbole ahurissant d'un mouvement syndical brisé.

L'affrontement est total. Il est transposé des villes minières du Yorkshire ou du South Wales jusqu'aux tribunaux où la grève est jugée illégale, jusqu'aux médias où interviennent, grâce aux bons soins de Stephen Sweet, des mineurs jaunes, c'est-à-dire ceux qui ont repris le travail. Dans les deux camps, des voix dissonantes résonnent. Sweet déplore les modérés qui veulent discuter des modalités de retour au travail, de la réintégration des mineurs renvoyés. Peter déplore les jaunes, qui trahissent le mouvement, soit par indifférence, soit par nécessité. le cas du Nottinghamshire déchire le syndicat, quand la ligne nationale est rejetée par une volonté locale de demander, par l'organisation d'un scrutin, l'accord des mineurs sur la grève. Affrontement dans les rues, affrontement dans les médias, affrontement souterrain, aussi. Ici interviennent les hommes de l'ombre. Neil, le Mécanicien, le Spécialiste. Un garde du corps proche d'élites alternatives du pays - dont un vieux général en retraite en Écosse -, un exécutant des basses oeuvres pris en chasse par ses anciens employeurs, un expert des écoutes clandestines dont les oreilles saignent à force d'entendre les secrets du monde. Ces personnages là ont leurs ordres et leurs intérêts propres. Bien qu'agissant pour le compte des puissants, eux aussi sont broyés par la machine, et aucun n'en sortira indemne. En vérité, c'est cela qui se passe. Aucun personnage ne sort indemne de cette guerre. Emploi perdu ou foyer brisé pour les grévistes, assassiné ou suicidé par honneur pour les hommes de l'ombre, réduit à l'extrême solitude pour les proches du pouvoir - Terry Winters et Stephen Sweet. de là découle une grande leçon du livre. L'ultra libéralisme de Mme Thatcher ne mène pas, comme le promet le capitalisme dont l'ultra libéralisme est la version la plus extrême, la plus littérale, au bonheur par la liberté d'entreprendre, mais plutôt à un saccage généralisé des vies et des systèmes économiques et sociaux.

Point d'angélisme, cependant, dans la vision du syndicalisme que décrit Peace. Car l'affrontement entre Sargill et Thatcher, entre le syndicat des mineurs et le gouvernement, est une bataille de principes qui, de quelque côté que l'on se place, oublie les hommes. Acteur central par sa position de médiateur entre les grévistes et le gouvernement, le syndicat n'évite pas de terrifiantes ambiguïtés que symbolise son directeur exécutif, Terry Winters. A la fois trésorier, référent juridique et organisateur de la communication interne, via la codification des messages, Winters est un personnage double dont on ne sait pas réellement s'il est loyal ou s'il trahit la cause. Présenté comme marié, il se rend coupable d'adultère ; distribuant l'argent aux sections locales, il pioche allègrement dans la caisse du syndicat ; membre du comité très resserré autour du président, il est soupçonné de transmettre des informations à des acteurs extérieurs. A plusieurs reprises, il échoue à permettre à son syndicat de faire des avancées déterminantes, et pourtant il garde la confiance de Scargill. A bien des égards, pourtant, et de façon assez paradoxale dans une organisation telle qu'un syndicat, Terry Winters est un homme terriblement seul, souvent humilié par la fidélité béate ou la combativité naïve des proches de Scargill, comme Paul ou Len. S'il est un traître, il est aussi un homme trahi.

A bien des égards, la trahison semble être l'un des thèmes essentiels de ce roman. Dans le monde moderne promis par le gouvernement thatchériste, quel est encore le sens de l'honneur ? Au nom de quoi, de qui, de quels principes, peut-on proclamer que l'autre a trahi ? Tous les personnages, d'un certain point de vue, sont des traîtres. Traîtres à la cause, comme Terry Winters ou les jaunes, traîtres à leurs proches, comme le Mécanicien, Neil Fontaine ou Martin, traîtres à eux-mêmes. Mais les principes sont une chose, et la vie en est une autre. Quand il faut manger, ou payer les études à ses enfants, peut-on faire autre chose que travailler ? Quand on veut flatter le pouvoir, peut-on faire autre chose que serrer la main de ceux qui vous humiliaient à l'école ? Quand on s'engage dans les voies dangereuses des opérations secrètes, peut-on se permettre d'aimer quelqu'un ? Quand on est une organisation syndicale nationale, peut-on tolérer d'autres lignes, d'autres conduites que celles que l'on a juré de suivre ? Peace laisse ses personnages répondre. Et eux-mêmes laissent les évènements décider pour eux, car en tant qu'hommes, ils seront broyés. David Peace nous invite pour le spectacle. Et clame, à la fin, que nous sommes les bienvenus dans ce que d'autres auraient appelé, un brave new world.
Commenter  J’apprécie          60



Ont apprécié cette critique (5)voir plus




{* *}