Oui, c'est ça. Mon père est un homme en colère. Faut le voir démarrer au quart de tour à la moindre contrariété ! Seule maman sait le calmer. Moi, en grandissant, je l'énerve chaque jour un peu plus. Je le vois bien. Il suffit que j'ouvre la bouche pour qu'il se crispe. Mais jamais il n'avait levé la main sur moi. Jusqu'à hier. C'est pour ça qu'il est parti. Il l'a écrit à maman dans un mot qu'il a laissé sur la table. S'il restait, disait-il, il finirait par me faire vraiment du mal.
Maman a pleuré. Moi, je n'y comprenais rien. S'il avait peur de me faire du mal, c'est qu'il m'aimait un peu. Alors pourquoi état-il incapable de me supporter ? Qu'est-ce que je lui avais fait ?
- Toi, rien, a dit maman, mais la vie, beaucoup.
(p. 6-7)
Maman était, comme je l'avais deviné, super heureuse de cette visite. Les deux guitaristes avaient épousé des Creusoises ; Jean-Marie s'était marié avec une fille du foyer, une Malabar comme lui. A eux trois, ils avaient dix enfants métis, nés dans le Massif central.
- Finalement, a ri Jean-Marie, ça a marché, leur truc ! On a repeuplé la Creuse !
- A quel prix ! a soupiré papa.
Ils ont évoqué les suicides, ceux qui étaient devenus clochards, alcooliques, cinglés... Ceux, comme mon père, qui avaient été séparés de leurs proches. Ceux qui étaient repartis pour la Réunion où ils n'avaient trouvé que misère et désolation. Jean-Marie était convaincu que la musique lui avait sauvé la vie.
(p. 93)
[...] Elle m'a raconté comment elle l'avait persuadé de cesser ses voyages qui n'étaient que des départs, jamais des arrivées. Elle n'était pas très sûre qu'il éprouvait pour elle autant d'amour qu'elle en ressentait pour lui, mais ça l'émerveillait de compter enfin pour quelqu'un. Il n'en revenait pas, en fait.
(p. 48)
[années 1960-70]
Le tri des enfants, à Orly, s'était passé dans une sorte de brouillard irréel. Parti de la Réunion, je terminais le voyage dans la Creuse. J'ai eu comme un pressentiment : Réunion, c'est un mot d'espoir, de chaleur. Creuse, c'est plutôt l'inverse. Ça fait penser à la faim, au vide.
La première nuit, on a dormi sur des matelas dans une grande pièce à peine chauffée. Un gymnase, je crois. Les gens de la mairie avaient l'air dépassés par le nombre qu'on était. Nous, on était trop déçus. On voulait tous rentrer. Certains ont été conduits à l'orphelinat. Pas moi.
Des paysans en bleu de travail, avec une casquette et des bottes, ont débarqué au gymnase vers midi. Le bruit de notre arrivée s'était répandu dans les campagnes, incitant les fermiers à réclamer un petit nègre à la mairie, "vu que ça travaille, que ça couche dans la paille et que ça ne prend qu'un repas par jour". Certains nous tâtaient les muscles, pour voir si on était costauds ! On était tellement ahuris qu'on ne protestait même pas. Quand j'y repense, j'ai vraiment la haine.
(p. 18-19)