« Les commères l’avaient prévu : la rumeur, née des histoires mêlées par leurs soins d’Elise Foulonnier et du docteur Favre, fit le tour du pays. Comme il est de règle en la matière elle y rencontra des fortunes diverses. Il y eut ceux, très rares, qui par haine de l’un et jalousie de l’autre, ou l’inverse, l’accueillir volontiers, parfois même avec reconnaissance, et s’empressèrent de la rediffuser avec des embellissements à la mesure de leur talent. Il y en eut d’autres, peu nombreux, qui la repoussèrent, certain même avec horreur, comme impossible voir monstrueuse. Entre ces deux extrêmes, la plupart des Fontbonnais accueillirent cette rumeur avec une certaine indifférence, tant elle était difficile à croire. »
L'article 378 du Code Pénal m'interdit de dire à quiconque ce que j'ai pu voir, apprendre ou comprendre dans l'exercice de ma profession.
Marie retourna à sa lessive, Auguste à sa meule et Julot à son lit de paille. Les poules, un moment dérangées par la Citroën, se remirent à picorer.
Alors seulement le médecin comprit dans quel pétrin l'avait mis Elise Foulonnier et le secret médical. Il pouvait tout à fait se voir accuser d'avortement, voire même d'infanticide. Il baissa un instant les yeux et les releva pour affirmer en forçant un peu la voix :
- Je n'ai vu, ce jour là à Jolidou, ni cadavre ni bébé.
Ce qui était la stricte vérité.
Passée la première flambée, la rumeur prit son allure de croisière. Elle avait perdu son caractère d'actualité immédiate, son urgence, son besoin de partage. Elle était tombée dans le domaine public. on ne saurait dire qu'elle constituait l'essentiel des conversations mais, comme le sel dans la cuisine, elle n'en était jamais absente.
- Vous croyez que c'en était une ?
- Une quoi ? demanda Louis.
- Ben... une aventure, risqua Marcel.
Louis, grand lecteur de romans de la Bibliothèque verte, et Maurice, qui commençait à suivre ses traces, se consultèrent du regard. Enfin Louis affirma, de la voix lente de quelqu'un qui a beaucoup réfléchi :
- On peut dire que oui. On a vécu une aventure.
Retenant le "Surtout moi" qui lui était venu aux lèvres il compléta :
- Et ce n'est que le début des vacances...
Les autres digérèrent l'information, et Marcel revint à la charge :
- C'est quand la rentrée ?
- Dans deux mois, répondirent les autres.
Il y eut un moment de silence avant que Maurice ne demande, d'une voix accablée :
- Qu'est-ce qu'on va bien pouvoir faire, jusque là ?