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Critique de berni_29


« Je suis habitée par un cri.
Chaque nuit il sort, les ailes battantes,
À la recherche, avec ses crochets, de quelque chose à aimer.
Je suis terrifiée par cette chose noire qui dort en moi ... »

Pourquoi mourir ? Pourquoi pas la vie ?
Au petit matin du 11 février 1963, dans l'appartement d'un quartier résidentiel de Londres, l'une des plus grandes figures féminines de la poésie du XXème siècle, âgée de trente-et-un ans, se donne la mort. Elle s'appelait Sylvia Plath.
Et si...
Et si son petit garçon Nicholas âgé de treize mois avait pleuré à chaudes larmes ce matin-là de l'autre côté de l'appartement, à tel point qu'elle aurait peut-être hésité, renoncé à accomplir son geste fatal... Une fois ouvert le gaz du four de la cuisine, ne pas y enfouir sa tête, renoncer, dire non à la mort, dire oui à la vie, à cet enfant qui pleure, qui l'appelle à l'autre bout de l'appartement. Tout éteindre, courir dans le couloir, ouvrir la porte de la chambre, prendre son enfant dans les bras, l'étreindre, regarder le ciel d'hiver à travers la fenêtre de la chambre, le ciel blanc, presque invisible, un ciel qui absorberait son regard ébahi, effacerait sa douleur, le vide en elle et le reste...
De ce destin tragique, une écrivaine nommée Coline Pierré, dont je découvre ici l'écriture sensible et d'une tenue magnifique, nous propose d'inverser le cours des choses, écrire une autre vie à Sylvia Plath, la prolonger peut-être encore un peu, une vie où elle aurait pu s'émanciper un peu plus loin, un peu plus haut sur la vague des sixties...
Sa mort n'a rien de romantique, elle est sordide. Tout a sans doute était dit sur ce geste désespéré qui n'était pas le premier... Ce qui était romantique était sa vie littéraire, sa vie commencée, là où elle dansait sur les pages qu'elle écrivait jusqu'à ce que son mari Ted Hughes lui demande de redescendre sur terre pour s'occuper des enfants.... Ce qui n'était pas romantique était la vie dans laquelle son mari cherchait à l'assigner...
Pourquoi pas la vie est une uchronie comme je les aime.
Le procédé ne manque pas de sel, ni d'inspiration. Il ne s'agit pas de lui inventer une vie possible qu'il serait vain d'imaginer. À quoi bon d'ailleurs ? Mais plutôt en faire un prétexte pour dire en creux ce qui a vraiment manqué à son existence pour l'enchanter à jamais.
Écrire, c'est aussi réinventer le réel, alors pourquoi pas réécrire non pas l'histoire, mais le désir, la liberté, le bonheur, l'écriture, réinventer le destin façonné par les mots poétiques de Sylvia Plath. Elle voulait tout, elle pouvait tout... Au petit matin du 11 février 1963, il en fut autrement... Coline Pierré, durant près de 400 pages lui offre la possibilité de s'emparer de ce rêve, lui donne la possibilité de vouloir tout, de pouvoir tout...
J'ai pris beaucoup de plaisir à lire le récit imaginé d'une poétesse dont j'admire autant l'oeuvre que l'engagement de liberté...
Ouvrant la première page de couverture aux couleurs culture pop, je suis entré dans les pas de Sylvia Plath que j'ai suivi dans la joie, le doute, la douleur, les atermoiements, les rebuffades, le monde des hommes qu'elle ne supporte pas, sa révolte, ses résignations...
On peut lire plusieurs chemins, plusieurs méandres, où l'on voit Sylvia Plath imaginée par Coline Pierré, si ce matin du 11 février 1963 avait pris une autre tournure...
C'est dans une Angleterre terriblement conservatrice qu'elle décide de quitter le monde, tandis que non loin de là, les Beatles s'apprêtent à le conquérir. Elle était pourtant en avance sur son temps, sur ses sixties encore balbutiantes...
Côté face, elle enchantait la poésie, le monde des arts et des lettres, était une icône féministe talentueuse, libre, brillante, inspirée. Côté pile, elle était reléguée dans l'ombre par un mari prédateur et infidèle, assignée aux tâches maternelles vers lesquelles son mari la renvoyait parce que c'est lui qui voulait briller dans le monde des lettres, c'est lui qui voulait séduire, c'est lui qui voulait exister. Il ne supportait plus que son épouse lui fasse de l'ombre...
Et si...
Et si elle n'avait pas épousé Ted Hughes, poète prometteur, homme d'une force et d'une séduction puissantes.
Et si...
Et si son père n'était pas mort à l'hôpital, et si elle avait pu le voir une dernière fois, assister à son enterrement...
Sylvia Plath aussi réinvente les morts, son père Otto, le ramenant au bord de la mer, au bord de l'enfance, dans les rivages de ses poèmes.
Tout comme Coline Pierré réinvente le temps, un temps que Sylvia Plath considérait comme une vague colossale, une marée qui déferlait sur elle, lui donnant l'impression de se noyer.
Et si...
Et si le coeur intime de cette poétesse amoureuse et abîmée par la vie, nous demeurait à jamais secret, dans l'impossibilité de nous délivrer ses impatiences et ses blessures...
Et si nous lisions Sylvia Plath, la relisions, à voix haute, devant l'océan, pour que ses mots entrent en nous dans l'écho d'un paysage autant intérieur que livré aux bourrasques du temps.

« This was the land's end : the last fingers, knuckled and rheumatic,
Cramped on nothing. Black
Admonitory cliffs, and the sea exploding
With no bottom, or anything on the other side of it,
Whitened by the faces of the drowned.
Now it is only gloomy, a dump of rocks –
Leftover soldiers from old, messy wars.
The sea cannons into their ear, but they don't budge.
Other rocks hide their grudges under the water. »

LU DANS LE CADRE DU PRIX CEZAM 2023
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