Kiyémis invite l'autrice jeunesse Coline Pierré. Ensemble, elles discutent de la force des joies enfantines, du plaisir des fins heureuses, et des possibilités de narrations plus positives dans la littérature jeunesse.
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Il y a quelque chose dans l'air du temps, un mouvement, qu'elle a du mal à suivre. Elle n'est plus cette fille en avance sur son époque par son ambition, sa sexualité, sa liberté, sa vision de l'amour. Si elle ne fait rien, elle va rester coincée ici, à la lisière de ce vieux monde engoncé dans sa bienséance. Et elle ne parviendra jamais à entrer dans le nouveau, qui
est en train de bouleverser les corps, les esprits et les modes de vie, en admettant enfin l'importance de la complexité de l'individu.
t'écouter
c'est suivre les mouvements que tu traces
sur la peau du monde
comme une fenêtre couverte de buée
c'est regarder un dessin jusqu'à ce qu'apparaisse
dans l'entremêlement de tes traits
la silhouette que tu voudrais me faire rencontrer
t'écouter c'est croire autant à tes trajectoires
qu'à tes hésitations
autant à tes chutes qu'à tes courants d'air

En dansant, elle sent son buste onduler, ses longues jambes se tordre, ses bras maladroits, et elle pense que son corps est devenu inutile. Il ne nourrit plus d'enfant, il ne désire plus personne, il ne crée plus rien de nouveau, il ne jouit presque jamais. Il est devenu fonctionnel. Il la maintient en vie, mais c'est un matériau isolant. Il ne conduit plus le plaisir, l'excitation, la volupté, l'exaltation. Alors ce soir elle danse encore plus fort, encore plus longtemps, s'abandonne à la musique jusqu'à la transe, jusqu'à sentir ses muscles douloureux, jusqu'à faire monter en elle, dans ses reins et au creux de son ventre, une chaleur brûlante, quelque chose de cet éclat de vie et de désir qu'elle veut tant retrouver. Elle voudrait passer ses journées à danser jusqu'à l'épuisement, nager jusqu'à perdre son souffle, manger jusqu'à faire écla ter son estomac, embrasser et faire l'amour jusqu'à gorger son corps et son sexe de plaisir. Il n'y a peut- être que comme ça, par l'excès, qu'elle parviendra de nouveau à toucher du doigt ce que ça fait de vivre.
A ses yeux, la littérature est comme la table d’un buffet, il y a des mets raffinés, des plats régressifs, des saveurs exotiques, de la pâtisserie délicate, et des préparations, et de préparations modestes mais délicieuses, et Sylvia veut goûter à tout. Non, dévorer tout.

Au petit matin du 11 février 1963, dans le quartier résidentiel de Primrose Hill, Londres, entre les murs d'un appartement situé au premier étage d'une maison, une jeune femme de trente ans, fraîchement séparée de son mari, le poète Ted Hughes, rongée par la solitude, la maladie et le désespoir, se suicide, intoxiquée au gaz, en mettant sa tête dans le four. À l'étage, ses deux jeunes enfants, âgés de un et trois ans, dorment. Ils seront sauvés quelques heures plus tard par une infirmière, dont le passage avait été planifié.
C'est ainsi qu'a eu lieu la fin tragique et prématurée d'une poétesse vibrante de sensibilité, d'humour, d'intelligence et de rage: Sylvia Plath.
Ça, c'est la réalité.
Sylvia Plath est une héroïne romantique. Depuis près de soixante ans, on façonne avec son drame des représentations iconiques et poétiques qui flirtent avec la complaisance morbide, Mais ce n'est pas sa mort qui est romantique. C'est sa force de vie. Sa mort, au contraire, est trivialement réelle. Elle rend une sentence implacable et enferme éternellement la poétesse dans cette ultime image de renoncement. Elle est de cette teinte suffocante que prend l'existence lorsqu'elle succombe absolument à l'injustice. Aucune personne de trente ans ne devrait crever la tête dans le four.
Ce n'est pas un monde acceptable.
Cinq ans plus tôt, en décembre 1958, cette même Sylvia Plath comparait dans son journal l'écriture à un geste religieux : une façon de rejouer le réel et d'amender la relation qu'on entretient avec lui.
Alors j'ai décidé de la prendre au mot. Après tout, à quoi sert la littérature si ce n'est pas à commettre cet acte irrationnel: inventer des réalités alternatives à partir de la matière du monde, donner une voix à celles et ceux qui n'en ont pas, déposer des pansements de mots sur les injustices, habiller d'un corps les fantômes, projeter les souvenirs en Technicolor, déclamer notre amour à celles et ceux qui ne peuvent plus nous entendre.
(Incipit)
Yazel prend le chemisier beige et la jupe bleu marine sur la pile de vêtements parfaitement repassés qu’Anita, la femme de ménage a déposés sur son lit. Elle les humidifie, les roule en boule, et pose un gros dictionnaire dessus pour s’assurer qu’ils seront méticuleusement chiffonnés d’ici le lendemain.
Sa tante entre dans sa chambre. Petite et fluette, élégamment habillée d’un tailleur de couturier, elle est belle. Ou disons : esthétique. D’une beauté glaciale et factice qui ne laisse pas de prise au hasard. Ses traits sont réguliers, sa bouche est parfaitement dessinée, discrètement soulignée d’un trait de crayon. Un carré long parfaitement lissé, parfaitement et chimiquement bruni, encadre son visage hâlé, dont la peau bénéficie des traitements anti-âge les plus onéreux. Tout est choisi avec goût, précision, et un bon paquet d’argent.
Moi je pense qu'il n'y a jamais assez de jours pour penser à vous, alors je veux fêter tous les anniversaires possibles, les joyeux comme les tristes. De toutes façon, même la joie a un goût de tristesse depuis que vous avez disparu.
Après tout à quoi sert la littérature si ce n'est pas à commettre cet acte irrationnel : inventer des réalités alternatives à partir de la matière du monde, donner une voix à celles et ceux qui n'en ont pas, déposer des pansements de mots sur les injustices, habiller d'un corps les fantômes, projeter les souvenirs en technicolor, déclamer notre amour à celles et ceux qui ne peuvent plus nous entendre.
J'ai compris quelque chose sur notre famille : d'une manière ou d'une autre, nous sommes tous des fugueurs.
Ma mère s'est enfuie en Norvège, mon père s'échappe dans son travail et ses boîtes, et ma sœur fuit dans ses cours de danse. L'humanité tout entière passe son temps à s'enfuir. Je crois que c'est le cours normal des choses.
Voilà à quoi servent les fugues : à ce que personne ne puisse nous dire qu'on se trompe. Et même ça, je l'ai raté.