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Critique de oblo


Le roman de René-Victor Pilhes est très clairement un jeu de dupes. Que ce soient les personnages, enquêteurs ou suspects, et le lecteur, chacun est trompé, baladé, malmené. L'histoire, pourtant, se présente comme une énigme policière ordinaire.

A Bints, petit village que tout aurait dû rendre anonyme, le dénommé Paul Capulac, dirigeant de la puissante firme Sacoprim, est violemment assassiné dans sa propriété, à la veille d'une chasse qu'il organise lui-même tous les ans. Cet assassinat intervient alors même que Capulac vient d'être nommé président du groupe, et que cet événement le couronne comme suzerain de la guerre économique, ayant réussi à écarter tous ses rivaux dans la course au pouvoir suprême. La police tente alors de confondre le coupable parmi quatre suspects très sérieux. Assomption, d'abord, qui est surnommé le cadre déchu, fut un compagnon de la première heure de Capulac. Son irrésistible ascension, due à une intelligence hors norme et à des talents commerciaux remarquables, a été arrêtée brutalement ; depuis, Assomption vivote dans un état proche de la clochardisation. S'il vient à Bints, c'est qu'il espère que Capulac lui offrira, en souvenir du bon temps, une place de cadre provincial. Vient ensuite Anton-Bélise, cadre chez la Sacoprim lui aussi et devancé in extremis dans la course au poste suprême ; invité à la chasse, il pressent l'humiliation à venir ainsi que la fin de son parcours en tant que cadre de première catégorie. le Touc, ancien camarade d'école primaire de Capulac, est ce que le narrateur appelle un cadre bancaire provincial. Convaincu d'être plus intelligent que Capulac, il ressasse depuis des années une haine mortelle à l'égard de celui qui l'a remplacé dans le coeur de son aimée. Pis, la jeune femme est décédée à cause, selon le Touc, de l'imprudence de Capulac. Enfin, Ordonez, un ancien combattant espagnol républicain, a été dénoncé des années auparavant au régime de Vichy par le père de Capulac.

A la manière des romans de Maurice Leblanc, celui de Pilhes semble être un exercice de style, une construction intellectuelle qui quête et interroge la notion de crime parfait. Les enquêteurs - le commissaire Tibal, le brigadier Petitvisier ou le juge Kuff - débattent de cette notion : est parfait le crime qui n'est absolument pas résolu, ou celui dont le coupable ne peut être assurément déterminé, malgré un faisceau d'indices important ? Ici c'est la deuxième option qui est choisie. Comparant le crime parfait avec une position du jeu d'échec - celle, éponyme, de Philidor -, l'auteur déroule un roman policier classique tout en jouant avec les codes du genre. D'une part, la piste du coupable potentiel est sciemment brouillée. Aucun des suspects ne semble avoir une meilleure raison que les autres de tuer Capulac, et même lorsque l'un d'eux est arrêté un temps, un indice supplémentaire vient le disculper. Ainsi découvre-t-on, alors qu'Assomption croupit en prison, un ensemble de vêtements et une perruque ayant pour but de tromper tout témoin, et de faire croire que c'est Assomption qui se promenait la nuit du meurtre. Par ailleurs, là où la logique voudrait que chacun des suspects se disculpât en chargeant les autres, la situation présente, avec une victime honnie par chacun des suspects, conduit ceux-ci à se couvrir mutuellement. Enfin, René-Victor Pilhes affirme nettement le caractère littéraire de son exercice de style. Ses personnages dont ainsi référence à ses oeuvres précédentes, tandis que lui-même se met en scène en tant que personnage, notamment en allant interroger, dans l'épilogue, celui qu'il pense - en tant que narrateur plus qu'en tant qu'auteur - être le coupable. Ainsi les pistes sont-elles totalement brouillées. L'enquête policière n'en est pas vraiment une, puisqu'il s'agit d'un roman. le roman n'en est pas vraiment un, puisque l'auteur est lui-même un personnage.

La position de Philidor pourrait être aussi rattaché au genre du roman noir. le crime devient alors prétexte pour explorer les vices et recoin sombre d'un monde : ici, le haut patronat. Recette éprouvée dans L'imprécateur, l'examen des relations sociales au sein d'un milieu économique fermé tend à démontrer la rapacité de ce milieu. L'extrême concurrence qui y règne paraît être une application féroce du raisonnement de Charles Darwin sur la sélection des espèces. Pourtant ce ne sont ni l'intelligence ni la force qui semblent avoir fait de Capulac le patron suprême de la Sacoprim (dont le nom, à un r près, démontre bien le principe vital de ces grands groupes économiques : l'argent y est littéralement sacré, donc divin), mais bien une habileté sociale à user des amitiés pour monter dans la hiérarchie et provoquer, par un jeu de balancier logique, la chute de ses rivaux. Les logiques d'amitié d'enfance (Le Touc) ou estudiantines (Assomption) n'existent plus ; seuls comptent l'individu et sa réussite professionnelle. Cet individualisme forcené est toutefois menacé par l'ombre de la mort, qui plane, ennemie éternelle des hommes et des profits boursiers. Car Capulac s'inscrit dans une suite de décès brutaux qui touchent les dirigeants de la Sacoprim : le premier est mort de cancer, le second s'est suicidé. Malgré ce contexte, aucune pitié ne transparaît dans les attitudes des autres cadres ; tout juste Assomption et Anton-Bélise s'inquiètent-ils des conséquences que peut avoir le décès de Capulac sur leurs propres carrières. Entre seigneurs de la guerre économique, la mort est d'abord un risque pour le capital et la volatilité des parts de marché. le meurtre de Capulac et l'enquête qui en découle apparaissent alors comme la poursuite et la métaphore des affrontements entre grandes entreprises. Ainsi l'emprisonnement d'Assomption ne suscite-t-il, chez les autres suspects, aucune forme d'empathie. le perdant, en ce monde, est toujours un peu coupable.
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