Sans se faire prier, Nouara a raconté, d’un long monologue tenant de la psalmodie. Elle a raconté son père, son mari, son frère et son beau-frère emmenés derrière la maison, exécutés d’une même rafale, les femmes et enfants hurlant de terreur réfugiés dans la maison, sa mère, sa belle-sœur et cinq des enfants de cette dernière ensuite massacrés, ses propres enfants de cinq, trois et deux ans qu’elle avait cachés dans un réduit à provision, grièvement blessés par les balles transperçant le fragile rempart, l’un mort un an après, le deuxième lourdement handicapé et la troisième définitivement traumatisée. Elle a raconté encore quand avec sa sœur, s’étant réfugiées dans la cahute qui servait de toilettes dans le jardin, elles furent miraculeusement épargnées de l’hécatombe, les enfants soignés par les villageois puis emmenés par le FLN dans des infirmeries clandestines, la mechta dévastée, les gourbis brûlés avec le bétail, l’horreur des cadavres amoncelés dans une fosse dans le bas du village et l’odeur atroce qui la poursuit encore. Les survivants n’avaient pu revenir avant plusieurs jours.
Après cette effroyable énumération, nous restâmes pétrifiés, ne sachant comment réagir. Livide, Adel ne pouvait réprimer le tic nerveux qui agitait sa jambe. Quant à moi, me croyant aguerrie par la lecture des atrocités de la guerre d’Algérie, je mesurais l’abîme entre une histoire découverte dans le cadre d’une bibliothèque et l’âpreté du récit d’un témoin. Nulle place ici pour le révisionnisme et la surenchère des mémoires, la parole digne et sacrée de Nouara ne pouvait souffrir du moindre doute blasphématoire.
Je suis partie sur un coup de tête, sans prévenir Mehdi. Je ne l’appelais pas si souvent qu’il pût s’inquiéter de quelques jours d’absence. La longue traversée de nuit sous une voûte céleste constellée d’étoiles m’a donné le temps de faire le point. Lorsqu’à l’aube, le bateau entra dans la baie d’Alger, je me ruai vers l’avant en proie à une vive excitation. Mehdi me décrivant les beautés de la ville blanche n’avait rien exagéré. Tout était en place, le voile de chaleur ondulant dans l’atmosphère limpide, les senteurs iodées de la brise marine et des algues, les façades haussmanniennes des immeubles s’étageant dans l’écrin des collines, le conglomérat ocre de la Casbah et son lacis de ruelles obscures, les touches sombres des îlots de verdure mouchetant le décor comme une abstraction, les arcades de l’amirauté témoins hiératiques de l’agitation portuaire, la rumeur grandissante d’une ville laborieuse déjà saturée d’impérieux coups de klaxon. Figure de proue cramponnée au bastingage, le lyrisme de Camus chantant les splendeurs de cette terre me revenait à l’esprit. Je compris alors que j’en étais.