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Citations sur Voix dans la nuit (21)

Nous pénétrâmes donc sur les pointes dans le bureau, et je contemplai de tous mes yeux le grand novateur. Les mains serrées sur mon béret, j'attendis qu'il révélât son étrangeté.
Distant, dyspepsique, il ne quittait pas des yeux sa tasse de thé. Il avait l'air d'un médecin de campagne aigri. Il portait un nœud papillon à pois, un gilet serré, un pansement collé à l’œil gauche ainsi qu'un champignon. Il avait quelque chose de pointu : menton aigu, saillant ; nez très mince, en pointe ; doigts pareils à des crampons verts, effilés.
Nous nous assîmes sur les chaises de rotin ; Sylvia apporta nos deux tasses supplémentaires, et l'arôme subtil du thé se répandit dans l'air. Il y eut un long silence gêné. Nul ne soufflait mot. Joyce interrompait son silence par de petits grognements, tressaillements et hochement de tête.
Puis John demanda poliment :
- Dites-moi donc, Mr.Joyce. Buck Mulligan a-t-il pour modèle un être vivant quelconque ?
- Le docteur Gogarty, n'est-ce pas ? dit Sylvia avec un coup d’œil latéral.
- En dépit des superstitions du vulgaire, aucun de mes romans n'est un roman à clés. Je laisse aux amateurs les personnages à clé. Mr. Micawber n'a pas été modelé sur le père de Charles Dickens, et le baron de Charlus n'était pas le portrait d'un illustre pédéraste.
Lorsqu'il prononça le mot "pédéraste", un imperceptible sourire affecté lui plissa les lèvres ; après quoi il prit sa tasse, et but à petites gorgées d'un air de sainte nitouche. Il était à la fois vêtu en dandy et plutôt débraillé ; à sa main gauche, je remarquai deux énormes bagues en or. Il tenait une canne de jonc serrée entre ses genoux osseux ; comme à contrecœur, il en caressait la pomme.
-...Je ne devrais pas boire de thé : Nora dit que c'est très constipant. Tous les Anglais sont constipés, me répète sans cesse Nora, tout ça à cause de ces millions de tasses de thé traîtresses.
Je me sentais profondément désenchanté. Ulysse m'avait laissé perplexe : trop compliqué, trop allégorique, cela manquait de la simplicité légendaire. Pourtant, j'avais espéré quelque chose de plus étrange, de moins pédant, de moins terre à terre. Je contemplais avec une nervosité perplexe le pansement oculaire.
- ...Ces éclairs sont excellents, dit-il en se léchant le bout des doigts. Mais je ne devrais pas en manger. Nora dit qu'ils donnent des flatulences.
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- Bonjour ! fit une voix grave et triste, tout à côté de moi. Baissant les yeux, je vis Alberto Moravia. Il m'adressait un sourire sombre, un peu menaçant. J'aimais beaucoup Moravia, que j'admirais profondément. Il y avait une pointe de poésie en lui, mais d'une poésie sévère et cynique, teintée d'humour macabre et aussi de souffrance à demi cachée. J'admirais aussi Moravia pour une raison plus subtile. Je sentais en lui un amer et stoïque dédain qui l'isolait de l'atmosphère frivole de l'après-guerre. La Romaine, qui avait paru, était un succès mondial, mais je préférais les chagrins plus modérés des Indifférents et d'Agostino. Pourtant, tout ce qu'écrivait Moravia était empreint d'une intégrité anguleuse ainsi que d'une haine et d'un dégoût sous-jacents de l'humanité.
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Je regardai plus attentivement Gertrude Stein. Oui, l’œil gauche était plus étroit, et même un peu méchant comme dans le tableau de Picasso. Elle parut lire mes pensées, et dit :
- ...Est-ce que je ressemble vraiment au Picasso ?
J'ai vendu un beau Picasso intitulé Jeune fille à l'éventail. Je l'ai vendu parce qu'Alice avait besoin d'une occupation. Maintenant, elle a son occupation qu'elle nomme Plain Edition [l'Edition courante]. Elle a ces jolis livres, reliés de jolies reliures simples : elle est maintenant occupée, et joue son rôle en littérature.
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Le court était parsemé de petits pissenlits jaunes qui faisaient rebondir latéralement la balle, de manière imprévisible. La redoutable Signorina écrasa un lob d'Ezra Pound.
- Merde ! s'écria Pound. Je n'ai pas lancé la foutue balle assez haut.
Et dans un chuchotement mauvais :
- ... Quelle harpie, cette bonne femme !
Il commit un double faute au service, puis lança une balle au filet.
- Zéro-quarante ! roucoula la Signorina, et Ezra Pound réussit un service magistral.
- Ça fera les pieds à cette connasse efflanquée, ricana-t-il triomphalement.
La Signorina envoya droit à Ezra un puissant revers. Il poussa un glapissement en se protégeant l'abdomen avec sa raquette.
- Jeu et set ! cria la Signorina en lançant en l'air sa propre raquette.
Ezra roulait des yeux furibonds.
- Elle essaie de me castrer ! C'est une louve déguisée en cigogne !
Puis en un murmure confidentiel :
- ... Envie du pénis. Absolument révoltant.
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Je m'étais lié d'amitié avec Klaus et Erik Mann, les brillants jumeaux de Thomas et Katia Mann. Ils habitaient l'hôtel Bedford, au bas de Park Avenue, modeste établissement fréquenté par les gens de lettres modestes. J'aimais surtout Erika. Cette brune nerveuse avait dirigé autrefois, à Berlin, un cabaret appelé Die Pfeffermühle. Mariée à un acteur du nom de Gustav Gründgens, ils avaient joué ensemble dans la mise en scène par Reinhardt d'Orphée aux Enfers. Après leur divorce, Erika s'était remariée avec Auden ; on s'accordait pour considérer cela comme un mariage de convenance.
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Près de la table, à côté d'un caoutchouc, Katherine Anne Porter était assise.
Elle avait l'air si triste et solitaire que j'eus envie de la consoler. C'était une fort belle femme aux yeux prodigieux, aux cheveux d'écume blanche. L'intensité de martyre de ses yeux me plongeait dans la perplexité. Je m'assis tout près d'elle, brûlant de consoler ses angoisses.
Elle leva son verre et me fixa d'un regard accusateur.
- Quelle affreuse chose ils ont fait là !
- Qui donc ? Les Sitwell ?
- Non ! Les Suédois !
- Qu'est-ce qu'ils ont fait ?
- Donner ce prix à un médiocre tâcheron comme Steinbeck !...
Sa voix tremblait de rage. Elle serrait fiévreusement son verre.
- ...Décerner le prix à William Faulkner était bel et bon. Il y a chez Faulkner une intégrité que je respecte sans réserve. Quand ils ont donné le prix à Hemingway, je n'ai pas soulevé la moindre objection. Il existe une saveur, chez Hemingway, qui mérite d'être reconnue. Mais les Suédois doivent être fous. Pearl Buck, c'était déjà assez mauvais. Mais décerner ce prix stupide à un tâcheron sentimental comme Steinbeck !...
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Nous commandâmes tous de la bière, et Brecht devint peu à peu philosophique. C'était un homme puissant et laid à la face brutale et bestiale, aux yeux profondément enfoncés, aux larges pommettes aplaties, avec une frange sur le front. Son visage avait un aspect médiéval, comme une sculpture gothique sur chêne, non de saint mais d'abbé folâtre et malveillant. Il possédait une espèce de charme sauvage. Il aimait imposer ses attitudes d'homme sans aveu. Il se plaisait à tenir des propos grossièrement et manifestement inexacts, comme afin de voir si son charme cauteleux et subversif serait capable de les rendre plausibles. Sa conversation oscillait entre une intelligence aiguë et une provocation bourrue, mais curieusement séduisante. Au fond, c'était une brute, mais une brute irrésistible.
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J'avais toujours éprouvé une instinctive répulsion à l'égard des croisés de gauche, de droite et même du centre. Déjà, à Cambridge, me choquaient certains amis, d'autre part pleins de discernement, mais qui brandissaient furieusement leur torche de marxisme complaisant. Or, chez Brecht, c'était différent. Il avait l'air de plaisanter à demi. Sa position révolutionnaire paraissait être un gambit badin qui fournissait à son talent des attitudes neuves et choquantes. Il était moins un théologien qu'un nihiliste fanfaron, moqueur, et je le trouvais bien dans la tradition de Weimar.
- Mon père était un ami de Hermann Hesse, dit mélancoliquement Klaus.
- Autre mystique bourgeois ! Pardonnez-moi, est-il de vos amis ? Le Loup des steppes, c'est une vomissure de mysticisme mal digéré. Cela m'évoque le Jugendstil. Aucun contexte sociologique. Aucun courant historique. Aucune conscience de l'inévitable.
Ses yeux brillaient d'une lueur malicieuse, comme s'il partageait une plaisanterie secrète.
- ... Et quand à Rilke, je l'ai en horreur. Il s'aplatissait devant les riches baronnes, et faisait toujours ostentation de sa délicatesse patricienne. Rilke est pire que Thomas Mann.
Mann, du moins, sent la pourriture. Mais Rilke...rien que panthères et hortensias art nouveau !
Il commanda une autre bière. Il avait l'air un peu ivre. Avec ses franges et ses yeux enfoncés, l'on aurait dit un forçat. Il brandissait son cigare ainsi qu'une arme meurtrière ; son regard avait quelque chose de cruel et de méprisant. Une sombre ligne graisseuse entourait le sommet de son col, et je constatais que ses ongles étaient en deuil.
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Chez Adolfo régnait un bien rafraîchissant esprit de camaraderie. Il y avait les aristocrates décadents, vautrés dans les chaises de plage à rayures bleues. Il y avait les prostituées de Naples, tant masculines que féminines. Il y avait les poètes et les peintres, les néo-surréalistes et les quasi-objectivistes ; il y avait des actrices de Trieste et des danseuses du ventre de Tunisie. Il y avait des philosophes de Zurich et des diseuses de bonne aventure de Hongrie. Il y avait Maria von Rosen, une femme sculpteur scandinave, qui taillait des hermaphrodites nus dans du marbre veiné de rouge. Il y avait Aldo Fabriziano, vieux poète futuriste accroupi comme Gandhi, la barbe jusqu'au nombril. Il y avait Natacha Simonova, ex-ballerine, qui passait ses journées à flirter avec les garçons de la plage et les jeunes âniers
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Il avait beau vivre dans l'angoisse constante de l'insomnie et des hémorroïdes, sa consécration aux œuvres de Gertrude Stein était héroïque.
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