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Critique de Alzie


Tome 2 de l'édition cartonnée Nrf (1952).
Quelle que soit la saison Jean est régulièrement invité à Réveillon (chez les parents d'Henri connu au lycée, Tome 1), dont il découvre de promenades en rencontres les « différents pays ». En ami de la famille on le retrouve ici lors d'u premier séjour exerçant son âme de poète « sous la mousseline émiettée des lilas » ou dans le petit bois de pin protégé du vent que lui a conseillé la duchesse de R. (p. 51) ; discutant ailleurs littérature avec un romancier de passage ou encore sous le charme d'un jour de pluie passé à lire, d'un après-dîner où Henri se met au piano, d'une nuit d'orage ; s'attardant plus loin sur “les choses qu'une pensée de la nature semble avoir arrêté là”, comme cette digitale si intimement liée au paysage et au silence qui l'entourent et qu'il voudrait cueillir avant d'y renoncer et de conclure : « On craint de toucher à ce qui est à ce point soi-même ». Comme un avant-goût de Proust avant Proust (Promenades, p. 42 et suivantes). « Chaleur, paresse et sommeil » sont au programme d'un printemps heureux qui semble amorcer les raisons encore plus nombreuses d'aimer l'automne et l'hiver décrits dans la dernière partie du volume. Là on surprend Jean à méditer sur les vieilles pierres d'une église abandonnée (p. 260 - 261), à se faire peintre d'une campagne de laboureurs plus proche de celle célébrée par J.F. Millet que celle des Impressionnistes. Il affirme sa complicité avec la mère de son ami, duchesse assez peu conventionnelle qui lui prête sa vieille mantille contre le froid, et dont le fils musicien Henri de R. porte les initiales inversées de Reynaldo Hahn (Madeleine Lemaire portraiturée ici dans le personnage de l'aristocratique duchesse abrita effectivement les amours de Marcel et Reynaldo dans le château éponyme de Réveillon).

Cette chronique saisonnière émue d'un bonheur campagnard (qui précède celle très amère des salons du tome 3) atteint la drôlerie lorsque jean accompagne la duchesse nourrir ses poules et ses paons ou que le poète qu'il rêve de devenir se pâme dans la contemplation prosaïque d'une flottille de lardons au milieu d'une mer d'oeufs brouillés ! Entre ses deux séjours à Réveillon, un autre à Beg-Meil avec Henri et quelques souvenirs épars d'officiers ou de militaires côtoyés dans des villes de garnisons (Les Militaires), Jean chronique deux moments politiques forts qui marquèrent l'époque de ses parents (cinquième partie de ce Tome) : l'apogée et la chute d'un ministre contraint à la démission, proche de la famille Santeuil, baptisé Charles Marie (double fictionnel de Maurice Rouvier dans le scandale de Panama) et dont il tente de pénétrer le rapport à la culpabilité et la conscience d'homme influent adulé puis lâché par ses pairs et son entourage ; ensuite, la révision du procès de Dreyfus et celui de Zola le font s'interroger sur la relativité des notions de vérité et de culpabilité, sur l'innocence et l'injustice. Ses portraits du général de Boisdeffre et du colonel Picquart qu'il admire laissent transparaître sa conception de l'honneur et son idéalisme concernant l'institution militaire (toutes choses qui retentiront plus tard dans La Recherche non plus comme ici dans le regard d'un seul mais à travers celui des multiples personnages de la galerie proustienne).

Comme au tome précédent l'impression d'ensemble à la lecture reste celle de morceaux juxtaposés très autobiographiques mais pas totalement raccords entre eux et pour cause le projet ayant été abandonné... Episodes de la vie de Jean Santeuil alias l'hypothétique C. son créateur derrière lesquels Marcel à l'âge de vingt-cinq ans se dissimule tant bien que mal et cherche un peu laborieusement Proust en se remémorant ses jeunes années. Painter son biographe anglais dira : « C'est ainsi qu'entre 1896 et 1900, Proust travaillait à un roman qui devait, dans sa pensée, livrer la signification profonde de son enfance et de ses premières années d'homme, un roman, par conséquent, qui raconte la même histoire et qui procède de la même intention que La Recherche elle-même. Telle était du moins son espérance ; mais la véritable signification de l'oeuvre lui échappait, ensevelie qu'elle était, de façon profonde et inaccessible, sous l'excitation vague qui le poussait à écrire. Il vivait encore dans l'univers plein d'illusions du Temps, il flottait sur la mer morte d'un monde phénoménal, où il essayait en vain de se noyer : il ne pouvait pas retrouver le Temps, puisqu'il ne l'avait pas encore perdu. Sous chaque ligne de Jean Santeuil, on découvre l'effort qu'il fait pour croire qu'il est en train d'écrire une grande oeuvre romanesque, et il ne veut pas admettre que son oeuvre, depuis le début, est condamnée à la stérilité. Il y a quelque chose d'héroïque dans cette entreprise prématurée, dans le fait qu'il persévéra quatre années avant de clore, par un abandon complet, ce merveilleux échec. » (George D. Painter, Marcel Proust 1871-1922, Editions Tallandier 2008, Texto, p. 260).

« Ratage » de presque mille pages que les inconditionnels de Proust apprécieront malgré tout. Certes la lourdeur stylistique apparaît, le côté poseur de Jean à redire sa médiocrité et sa paresse tout en se présentant comme une âme noble est un tantinet pénible, mais l'amorce formelle de l'effort affectif et intellectuel colossal qui conduit Proust à La Recherche est là. À travers Santeuil personnage multiple et paradoxal qu'un vol de mouche tient éveillé à Réveillon et qu'une tempête ou un orage n'empêche pourtant pas de dormir ou pousse à partir en excursion (ratée elle aussi) à la pointe de Penmarch. Santeuil que la rupture avec ses habitudes comme le souvenir du baiser refusé de l'enfance (rapporté au tome 1) plonge dans un désarroi abyssal ; à travers celui capable d'une stupéfiante méditation sur l'isolement suggérée par l'enfilade de trois petits cabinets attenants à sa chambre d'hôtel à Provins où l'envahit un sentiment de puissance avec la possibilité de faire jouer les portes qui les séparent (p. 277 et suivantes) ; ou celui enfin pour qui « les lieux sont des personnes » et qui parvient à se projeter et devenir tout ce qui l'entoure, érigeant les minutes les plus insignifiantes en moments de haute intensité, capturant l'essence des choses et la beauté de l'infime, décèlant l'écho de tous les chagrins rentrés dans celui d'une voix lointaine au bout d'un fil, « petit morceau de glace brisé » (révélé par l'échange téléphonique avec sa mère à l'hôtel des Roches Noires de Beg-Meil, p. 180). Santeuil qui place plus haut que tout le sens moral individuel, la fidélité en amitié et pointe la lâcheté des probes (affaire Charles Marie), pour qui la conscience de Picquart bien qu'antisémite sauve le détenu de l'Ile du Diable face à l'institution aveugle. Pour résumer celui pour qui le bonheur, l'honneur ou l'innocence d'un seul prévaut sur toute idéologie collective.

Tentative inaboutie d'aborder l'art, peut être, en rapprochant les choses les lieux et les êtres (particulièrement décelable aux chapitres « La mer à la montagne », « Beg-Meil en Hollande », « Impressions retrouvées »), et qui démontrerait que parler de soi ne suffirait pas à faire une grande oeuvre littéraire, mais qui en même temps rend d'autant plus proche et admiratif de l'oeuvre ultérieure (La Recherche) et plus émouvant l'artiste qui abandonne ces pages.



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