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Critique de PhilippeRahmy


Nous vivons des temps troublės: Charlie, Bataclan, montée des nationalismes, de l'extrême-droite, du refus et de la haine de l'autre, mise à bas des acquis sociaux, etc, et l'onde de choc de ces turbulences se propage au monde entier. Personne n'est épargné, où qu'il se trouve. le roman témoignant de cette réalité a donc un rôle primordial à jouer, et, peut-être même, est-il investi d'une mission, comme il l'était au 19e siècle, quand l'humanité a été profondément transformée par l'industrialisation. Nous vivons aujourd'hui une mutation aussi profonde, aussi radicale, mais qu'il nous est difficile d'appréhender, de nommer. Tout juste parvenons-nous à articuler la violence avec laquelle cette mutation s'opère.

Dans un tel contexte, que peut le roman, quels sont ses moyens et quel est son but? le but n'a pas changé: plaider en faveur des faibles, donner la parole aux victimes, rétablir, autant que faire se peut, l'injustice sociale, proposer une alternative au triomphe de la force brute dont Simone Weil dit qu'elle est la puissance qui transforme les êtres humains en choses. Quant aux moyens du roman, ils ont subi une profonde transformation. Il ne s'agit plus de nommer une classe, la classe laborieuse, pour lui permettre d'exister sur le devant de la scène. le libéralisme sauvage, le capitalisme financier, malgré les progrès des sciences et techniques, du recul de la famine, malgré l'accroissement de la richesse mondiale globale, ont produit de nouvelles inégalités, creusé de nouveaux fossés entre les humains, nivelant les sociétés, neutralisant les classes et les états, tous soumis à la rapacité des banques et des conglomérats. Les sociétes se sont fragmentées, ravivant les nationalismes, les peurs ont envahi les coeurs et les esprits, peur de l'autre et peur de soi-même. Un tel contexte fragmenté appelle de nouveaux instruments pour être appréhendé au moyen de la littérature. le roman doit désormais produire l'effort de recenser tous ces fragments à la dérive, mais il doit faire davantage: les articuler pour inscrire à nouveau les individus dans la vie.

Comment? La question ne peut être tranchée, mais elle s'inscrit dans l'héritage du siècle précédent, siècle de la grande guerre, puis de la seconde guerre mondiale, de la Shoah, de la destruction systématique de l'être humain. Il va sans dire que la littérature, et, a fortiori le roman, ne se sont pas relevés indemnes d'une telle boucherie. S'il est possible de nommer l'une des plus profondes mutations affectant le roman, ce sera celle signant la fin de l'histoire telle qu'elle se concevait auparavant, autrement dit, une impossibilité de raconter, à laquelle les romanciers sont maintenant confrontés. Il n'est en effet plus possible d'envisager le monde comme un tout à saisir par le langage, car le monde a été brisé, et il ne s'est pas relevé : mort de la vérité sous toutes ses formes, y compris en littérature (du moins telle qu'elle m'importe), fin du pouvoir de raconter quelqu'histoire que ce soit. Les romans ne racontent plus d'histoires, il racontent la malédiction qui frappe les histoires.

Il en découle un nouvel âge, une ère du soupçon, une esthétique du fragment. J'assume et j'embrasse cet héritage, plaidant en faveur d'une littérature morcelée, refusant de produire des textes aproblématiques. le tradition à laquelle je me réfère, dans laquelle je m'inscris, est aussi nourrie par l'esthétique de l'insistance sur le même, par une obsession stylistique, en somme, si chère, par exemple, à Claude Simon, dont les romans déclinent des motifs récurrents produisant des pauses narratives dans le chaos de l'écriture, incapable de recoller les morceaux de son histoire (celle de l'expérience des tranchées).

Obsession sur le même et refus d'un ensemble textuel homogène font loi. En tant qu'écrivain, il m'importe de faire l'inventaire de notre monde brisé, de nos peurs, de nos refus, de produire un ensemble de fragments imparfaitement articulés, pour provoquer chez le lecteur une frustration et un manque, pour lui proposer un texte qui ne vient pas soulager ses propres incohérences, angoisses, errances, voire satisfaire ses quelques espérances. Ce travail est celui des politiciens, des curés, des publicitaires. Je veux faire résonner l'incomplétude du roman dans celle de nos existences quotidiennes, en produisant un cercle vicieux où ces deux sphères se confondent.

Je n'écris pas pour distraire ou pour faire voyager le lecteur. On ne voyage pas dans les livres que j'aime ou que j'écris. On fait l'expérience d'une étrangeté. D'une radicalité. D'une chute. D'une tentative. Voilà ce que peut et doit faire le roman. Se coltiner le monde tel qu'il est.

La même obsédante question se pose: comment? Pour avancer, inscrivons cette question dans un cadre plus large. Quelle était l'invention majeure du roman réaliste? À mon sens, elle concernait la voix d'auteur, si populaire aux siècles précédents, qui s'invitait dans les histoires pour les commenter. le commentaire d'auteur s'amenuisa au profit de l'avènement des personnages. Mais pas n'importe quels personnages: personnages laborieux, marginaux, incarnations de la misère du peuple, des luttes sociales et du désir d'ascension. Les personnages étaient identifiables, assignés à une classe.

La question qui se pose aujourd'hui peut désormais être reformulée: comment faire, une nouvelle fois, muter le roman, autrement dit, comment écrire un roman réaliste de nos jours? La réponse, une fois encore, ne peut être que fragmentaire, frustrante, inaccomplie. Mais cette réponse doit être recherchée avec l'énergie du désespoir pour ne pas laisser le champ libre aux adorateurs du veau d'or du réalisme politique, comme les appelait Camus.

Revenons aux personnages. le roman réaliste ne peut plus s'appuyer sur le motif de la classe sociale. Il n'y a plus de classes clairement identifiables, elles entremêlent aujourd'hui leurs difficultés et leur misère: la société, dans son ensemble, a été décaptitée, toutes classes confondues, par le capitalisme financier. le personnage du roman réaliste contemporain subit cette mutation. Il se trouve catapulté d'une classe dans l'autre.

Ainsi, Abel, mon personnage, est issu d'un milieu modeste, il s'élève à la manière de Rastignac, devient banquier et riche, puis il connaît le chômage, chômage qui ne va pas sans bouleversements familiaux ni sans effondrement nerveux. Ce personnage est "lost in translation", il erre entre plusieurs fragments de vie qu'il a laissées derrière lui, comme autant de peaux de serpent. Il est incapable de se stabiliser, il glisse, il tombe d'une case dans une autre, comme le personnage d'une bande dessinée qui trouerait les zones graphiques, dégringolant la page, sans pouvoir se récupérer. Il tombe. Cette chute, et non pas la psychologie ou les actes du personnage, constitue l'histoire, lui donne corps. La chute du personnage met le texte en mouvement. Chute du présent dans le passé, chute du présent dans le présent, chute d'un contexte dans l'autre, chute d'une isotopie dans l'autre, entre ville et campagne, travail et chômage, misère affective, folie, migration, terrorisme, etc, etc... La translation d'Abel donne mouvement au texte et finit par constituer une "espèce d'histoire", une histoire paradoxale, fragmentaire, dans laquelle il n'y a rien à "deviner", rien à "approfondir", une histoire comme l'histoire de tant d'individus, pleine d'approximations, de blancs et de certitudes passagères.

La chute d'Abel n'est pas expliquée, elle se produit, mais elle est amplifiée par celle des réfugiés qui entourent Abel et qui universalisent sa petite histoire de bouts d'histoires... Il en va de même avec les personnages secondaires. Ils sont fils et filles des personnages de Robert Pinget, il transitent sans vraiment se constituer, ils sont présences de chair, ils forment une résille, une humanité de phrases qui se lient et qui se délient.

J'ajoute, enfin, que, contrairement aux personnages du roman réaliste du 19e siècle, saisis par les textes à la troisième personne, emblématiques de l'individu-marchandise broyé par l'industrialisation, le personnage central d'Allegra s'exprime à la première personne. Jamais, cette subjectivité ne recoupe celle de l'auteur. Il s'agit, au contraire, d'affirmer l'héritage, une fois encore, des guerres mondiales. Ce ne sont pas des personnages qui ont été massacrés, des individus à la troisième personne, des noms et des prénoms, ce sont des sujets incarnés. Abel, la victime, est donc un sujet incarné, mais tout aussi impuissant, livré pieds et poings liés aux rouages qui meuvent l'époque.

Voilà ce qu'est Allegra. Qui est Allegra. Un roman qui se présente sous l'apparence d'une histoire, capable de produire l'illusion d'une destinée, faisant usage de certaines ficelles (suspense, actualité, facilité d'accès, etc) d'une tradition romanesque, d'abord soucieuse d'efficacité, et nourrissant une certaine attente chez la lectrice et le lecteur. Mais le coeur profond de mon texte est avant tout littéraire. Il cherche désespérément à concilier l'impossibilité de raconter une histoire, cette fin des certitudes, telle que la définissait Prigogine, avec la nécessité de témoigner, d'articuler, malgré tout, une histoire. Voilà mon seul impératif. Produire l'équation, pour part incompréhensible, même pour moi, témoignant de mon temps, un temps à la fois ramassé sur une tête d'épingle et dilaté à dimension de l'univers, une équation de phrases qui s'appelle "roman", contre laquelle se cogne aussi bien celui qui écrit que celui qui lit, se cogne et grogne, mais trouve aussi de la chaleur dans la froide nuit du langage, et dans la folie de chaque jour.
Lien : http://www.rahmyfiction.net
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