AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Seraphita


Années 1930, Smoky Mountains.
« Lorsque Pemberton regagna les montagnes de Caroline du Nord, après trois mois à Boston où il était parti régler la succession paternelle, parmi les personnes qui attendaient son train, sur le quai de la gare, se trouvait une jeune femme enceinte de ses oeuvres » (p. 15). Seulement, une autre femme partage la vie de Pemberton : Serena, qu'il a épousée depuis peu. le père de la jeune femme enceinte attend à ses côtés, sur le quai, décidé à venger son honneur. Pemberton ne vacille pas et c'est le père qui meurt, d'un coup de couteau du riche exploitant. Voici un premier mort, sous l'oeil impassible de Serena. Cet assassinat brutal promet déjà une hécatombe à venir, jusqu'à l'ultime outrage, le plus perfide et le plus cruel qui soit.

Ron Rash, né en Caroline du Sud en 1953, signe avec « Serena » une oeuvre magistrale. le rythme est très lent et pourrait décourager, a priori, le lecteur avide d'action et de suspens. L'auteur prend le temps de camper son intrigue : les décors naturels sont décrits avec brio, les descriptions sont, en ce sens, magnifiques et permettent au lecteur de se représenter précisément chaque détail des paysages grandioses des montagnes de Caroline du Nord. L'auteur sait décrire avec finesse et talent le portrait de Serena, une femme dont il nous dit à demi-mots toutes les énigmes qu'elle recèle (sans vraiment les dévoiler), tout le potentiel de cruauté et de destruction dont elle est capable.

Et c'est là, à mon sens, que se tient tout le talent de l'auteur : il sait suggérer la violence voire la perversité de cette femme en creux, par ellipses. Elle parle peu, très peu, et pourtant Ron Rash nous invite à décoder l'envers de chaque mot. L'échange suivant, entre Pemberton et elle, peut en témoigner :

« Qui sait ? dit-il d'un ton badin. Dans un environnement aussi primitif que celui-ci, je subodore que les jeux de couteau ne sont pas l'apanage des hommes. Peut-être auras-tu à ferrailler contre une mégère dont l'haleine empestera le tabac à chiquer et apprendras-tu à te battre comme je l'ai fait, moi.
- J'en serais capable, tu sais, déclara Serena d'une voix mesurée, ne serait-ce que pour tenter de partager ce que tu as éprouvé aujourd'hui. Voilà ce que je veux, que tout ce qui fait partie de toi fasse aussi partie de moi. »
p. 32-33.

Ron Rash prend également le temps de décrire la vie rude et impitoyable des bûcherons au début du XXème siècle, dans ces montagnes. Il nous parle de leur travail difficile et dangereux, des outils qu'ils emploient, de la difficulté à trouver un emploi, à vivre, à survivre dans ces contrées. On découvre des hommes rudes qui savent garder le sens de la dérision malgré des conditions de travail déplorables. Voici un passage qui m'a semblé particulièrement drôle concernant ce que ces travailleurs peuvent dire des électrochocs utilisés en psychiatrie pour soigner les malades :

« Et McIntyre, il va mieux ? demanda Dunbar, en voyant son camarade remettre sa bible dans sa poche.
- Oh, pour sûr que nan, répondit Stewart. Sa femme, elle l'a emmené encore une fois à cet hôpital pour les nerfs et pendant un temps, y pensaient que le mieux, ce serait de l'électrocuter.
- de l'électrocuter ? » s'écria Dunbar.
Stewart opina.
« Ouais, c'est ce qu'y z'ont dit, ces docteurs. Paraît qu'y s'agirait d'un truc nouveau qu'a fait beaucoup causer à Boston et à New York. Y prennent des câbles tout pareils à ceux que t'utiliserais pour faire repartir la batterie de ta bagnole et ils z'y accrochent à l'oreille avec la pince, et puis y z'y font passer du courant électrique, de la tête aux pieds.
- Dieu y vienne en aide, s'écria Dunbar, y le prennent pour un homme, McIntyre, ou pour une ampoule électrique ? p. 202-203.

Ron Rash explore l'univers des superstitions que sait faire naître l'énigmatique et redoutable personnage de Serena. Il nous montre en outre les répercussions sur la nature d'une déforestation massive, au nom du profit et de la rentabilité des exploitants. Les descriptions, au cours des 100 dernières pages, sont éloquentes et bouleversantes à ce sujet.

« Ce fut l'équipe de Snipes qui coupa le dernier arbre. Lorsque le noyer d'Amérique de trente pieds succomba à la scie va-et-vient de Ross et Henryson, la vallée et les crêtes ressemblaient à la chair écorchée d'un gigantesque animal. » (p. 362)

McIntyre, qui a été « électrocuté » pour son bien, ainsi que l'auteur nous l'a montré précédemment, revient alors sur le devant de la scène. Ses paroles qui jusque là pouvaient paraître dignes d'une Cassandre, prennent tout leur sens à présent :

« Et toi, le prédicateur, qu'est-ce que t'en penses ? »
[…]
« Moi, je pense que la fin du monde, elle sera comme ça », dit McIntyre. Et aucun des autres n'exprima son désaccord. (p. 365)

Une oeuvre magistrale, qui invite à prendre le temps d'entrer dans des paysages arides, dans la psychologie d'une femme troublante (et troublée…), qui se déploie dans un espace-temps de quelque 400 pages, jusqu'à un final, en point d'orgue, qui apporte la mesure du potentiel destructeur de Serena.
Commenter  J’apprécie          50



Ont apprécié cette critique (4)voir plus




{* *}