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Critique de Luxi


Elles sont trois, les "Filles de Nulle Part". Aussi différentes qu'attachantes et bien loin des héroïnes parfaites et stéréotypées que l'on rencontre souvent. C'est la première force du roman. Il y a Erin, la surdouée au crâne rasé, autiste Asperger, sans cesse en décalage avec les autres et dont le monde menace de s'effriter si tout n'est pas parfaitement ordonné. Il y a Rosina, la mexicaine à grande gueule qui tente de respirer entre les innombrables oncles, tantes et cousins avec lesquels elle doit cohabiter. Et puis il y a Grace, fille de pasteure, la nouvelle un peu paumée débarquée du Kentucky et qui emménage dans l'ancienne maison de Lucy Moynihan. La Lucy Moynihan que personne n'a soutenue. La Lucy Moynihan qu'ILS ont manipulée, humiliée, et brisée.
Lucy s'est enfuie loin mais elle peuple tout le roman, envahissante dans son absence, telle une image fantôme qui susurre et supplie. Lucy qu'on a détruite deux fois : d'abord par un viol physique qui a meurtri sa chair, puis un viol psychologique qui l'a définitivement cassée parce qu'on ne l'a pas crue lorsqu'elle a parlé. Grace est hantée par ce qui est arrivé à Lucy et décide, avec ses deux amies, de créer un groupe secret dans le but de dénoncer toutes ces violences infligées aux filles.
Alors oui, je le dis tout de suite : c'est un roman très dur, très noir, très éprouvant. J'ai entrecoupé ma lecture d'ouvrages plus légers parce que c'est écoeurant, révoltant, physiquement douloureux. Ça vous prend à la gorge, ça vous déchire le ventre, ça vous écorche dans ce qui fait de vous une fille, une femme. Et lorsque la dernière page est tournée, vous êtes partagée entre un sentiment d'espoir et la sensation d'être totalement vidée.
Les garçons prennent très cher sous la plume d'Amy Reed, créatures abjectes et incontrôlables qui sèment la destruction sur leur passage. Les filles sont profanées, souillées, déshonorées, discréditées et saccagées. Morceaux de viande anonymes que l'on peut forcer, abîmer même, puisque ce n'est que de la viande, et du côté des garçons ça raconte tout en détails, ça se marre, ça vomit tout un tas d'immondices sur internet avec arrogance et raillerie. le mépris atteint des sommets exceptionnels ; la laideur des actes et la malveillance sont stupéfiantes. Alors évidemment qu'on sort de cette lecture sonné, accablé, hors de soi avec les nerfs à vif.
Mais je crois que c'est précisément le but d'Amy Reed : écrire un roman qui vous boxe sans retenue – et d'ailleurs j'ai tout de suite pensé aux romans engagés de Marion Brunet ou Lola Lafon. L'écriture est vive, nette, puissante. Et si parfois l'auteure tombe dans l'exagération, ce n'est que pour mieux choquer et faire entendre son message. Parce que ce roman est un vrai appel à la révolte et ne mérite pas d'être oublié une fois rangé dans les rayons d'une bibliothèque. C'est un roman militant qui invite avec ardeur à la réappropriation de son corps, de son libre-arbitre et du respect de soi. C'est un roman-combat.
Bien sûr, il y a des passages insupportables à lire. Il y a des paragraphes qui réveillent avec une violence extraordinaire les brisures mal raccommodées, les failles et les fureurs qu'on porte en soi. Mais c'est aussi parce qu'il provoque cette escalade de colère que ce livre est aussi nécessaire : Amy Reed se dénude totalement dans ce texte et pointe du doigt, révèle, accuse. C'est un roman acéré, acide, qui appelle à la lutte et la guerre : une guerre qu'aucune fille, aucune femme, ne devrait avoir à mener.
Ce roman vous scandalise, vous affecte et vous met en colère. Il vous fait serrer les dents et parfois détourner le visage avec un sentiment de perte et d'inutilité immenses. Parce que ce n'est pas un roman lisse et tranquille : c'est un roman qui attaque avec fracas, qui donne de grands coups de pied dans l'indifférence, l'insensibilité et la froideur ordinaire, qui gueule bien haut que non, une fille n'est pas un bout de chair que l'on manipule comme on veut, que l'on utilise puis qu'on jette. Une fille n'est pas un emballage vide qu'on peut modeler à sa guise. Une fille ne devrait pas se sentir exister uniquement lorsqu'un garçon pose ses yeux sur elle, prête à redevenir ce "rien" confus et mou dès qu'il se sera détourné.
Le risque avec ce type de roman, c'est de basculer dans la généralisation et de décréter que tous les hommes sont des bêtes perverses, des serpents gorgés d'orgueil et de fiel. Or ce n'est pas le propos de l'auteure : les garçons qu'elle incrimine, ce sont des garçons très précis, ces "rois du lycée", sadiques et répugnants, dépourvus d'empathie. Cette extrême violence se trouve amplifiée par un phénomène de groupe : ces garçons déjà dangereux le sont d'autant plus lorsqu'ils se rassemblent. Ils ont besoin d'apercevoir chez les autres membres ce sentiment d'appartenance et de fierté. Ils ne se sentent exister qu'à travers les regards admiratifs et approbateurs des potes. Il y a comme une apologie du mal.
Amy Reed nous confie aussi qu'il est bien plus compliqué de s'engager que ce que l'on peut penser. Un engagement c'est une résistance, et toute résistance s'accompagne de peurs et de dangers. Alors nous croisons aussi des vendus, des lâches, ceux qui comprennent mais ne font rien. Il y a cette puissance redoutable de l'Autorité – qu'elle soit représentée par un proviseur ou un flic – qui entrave cette résistance, aussi belle et noble soit-elle, qui la dénigre, qui l'écrase sans broncher et tente de la réduire en poussière.
Ce livre expose la dégradation des femmes, le harcèlement assidu, la culture du viol, mais aussi la découverte de la sexualité. Ce livre nous rappelle à quel point le corps est une chose précieuse et nous sommes les seules à décider de ce qu'il accepte. Ce livre nous rappelle qu'il existe partout autour de nous d'autres "filles de nulle part" qui tentent de se faire entendre, comprendre et respecter. Ce livre nous rappelle qu'il n'y a rien de plus sacré que le respect qu'on a pour l'autre et qui nous permet de rester un être humain, loin de ces monstres mécaniques, vicieux et sans âme dont la romancière fait le procès.
Nous sommes toutes au fond des filles de nulle part, et c'est presque un devoir pour chacune – mais aussi pour chacun – d'entre nous de lire ce roman pour devenir plus solides, plus sensibles et plus vigilants.
Lien : https://lechemindeslivres.wo..
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