- Il y a toujours danger à entreprendre ce que l'on ne possède pas à fond.
- Et quand on possède les choses à fond? demanda Liliane.
- C'est plus dangereux encore, lui répondit Clerfayt, parce qu'on cesse d'être prudent.
Je lutte contre une ombre, disait-il, contre quelqu'un que je ne peux pas saisir. Quelqu'un d'absent qui n'en est que plus présent, qui est plus fort que moi, parce qu'il n'est pas là. Il est sans défaut parce qu'absent, on le nimbe d'une auréole. Il a mille armes contre moi, qui suis près de toi, moi que tu vois comme je suis. Oui, je suis en ce moment furieux, injuste, mesquin, idiot même, et tu me compares à l'intangible image de l'autre qui est sans ternissure, qui ne commet pas de faute parce qu'il ne fait rien et ne dit rien. Je ne peux pas me défendre. On ne lutte pas non plus contre le souvenir d'un mort.
Les fêtes me rendent mélancolique. On y cherche l'oubli de quelque chose qu'on n'oublie pas.
- Partir n'est pas toujours la solution la plus simple, on ne divorce pas d'avec soi-même.
- Si, insista Liliane, c'est la solution idéale quand on sait que le désir de possession vous fait prisonnier et que, de toutes façons, l'on ne peut rien retenir ; même pas soi-même.
Notre malheur vient de ce que nous imaginons avoir droit à la vie. C'est faux : une fois cette certitude acquise, nous voyons se transformer en nectar le miel le plus amer.
- J'ai l'impression de me frotter à des êtres qui s'imaginent être éternels. Du moins agissent-ils ainsi. Ils défendent leurs biens et ratent leur vie.
Clerfayt sourit :
- Durant la guerre ils se sont juré de ne jamais plus retomber dans ce travers, dit-il, l'homme est grand par sa faculté d'oubli.
- Ne se doute-t-il pas, songeait-elle, que jamais plus nous ne serons unis comme en cet instant? [...] Il ne sait pas que proférer une parole me coûte parce que j'ai le cœur gonflé, que quelques noms sont sur mes lèvres et que le sien est parmi ceux-là.
Qu'il est enfantin, pensait-elle tendrement, et que la jalousie l'aveugle ! Oublie-t-il qu'un aucun tiers n'intervient dans le bonheur de deux êtres, qu'ils le saccagent toujours eux-mêmes?
On ne fait pas toujours ce qui convient et choisir l'erreur en connaissance de cause ne manque pas de charme.
"Je vais m'esquiver comme un voleur et un traître, pensa-t-elle, j'ai voulu faire ainsi lorsque j'ai quitté Boris."
Elle avait dû affronter Boris, mais à quoi bon? Les paroles prononcées n'avaient pas été celles qu'il aurait fallu dire, et il ne pouvait en être autrement. On mentait pour cacher une vérité trop cruelle, la rupture n'était qu'amertume et désespoir. Rien n'empêcherait jamais que le dernier souvenir fût haineux, entaché d'une querelle et d'un malentendu.