Un livre très filmographique, très daté, mais bien construit, explicite et profond.
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Très beau roman dans le Paris de l'immédiat avant-guerre. On imaginerait bien en effet un film qui serait sans doute très fort...
Une magnifique histoire d'amour entre un médecin désabusé et une jeune femme sur fond de montée des tensions internationales... Les personnages ont une réelle épaisseur et il y de très belles scènes. Une très grande humanité se dégage de ce livre très puissant.
L'auteur d'A l'ouest rien de nouveau est incontestablement un très bon écrivain qui mérite d'être exploré davantage !
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— Va-t’en au diable, dit Ravic. Je suis fatigué. Va-t’en au diable avec ta charade ignoble, que tu crois avoir inventée... Un homme pour l’intoxication, pour l’amour soudain, ou pour ta carrière, et l’autre que tu prétends aimer complètement et différemment, comme refuge, entre-temps, si l’imbécile est prêt à marcher. Va-t’en au diable ; tu as trop de sortes d’amour.
— Ce n’est pas vrai. Pas comme tu le dis. Ce n’est pas vrai. Je veux te revenir. Et je vais te revenir.
Ravic emplit son verre.
— Tu le voudrais, c’est possible. Mais ce n’est qu’une illusion. Une illusion que tu as créée de toutes pièces pour te rendre les choses plus faciles. Tu ne reviendras jamais.
— Si, je reviendrai !
— Non. Pour un temps, tout au plus. Et puis quelqu’un d’autre passera, qui ne voudra que toi, rien que toi, et tout recommencera. Un avenir intéressant pour moi !
— Non, non ! Je veux rester avec toi !
Ravic se mit à rire.
— Jeanne, dit-il presque avec tendresse, tu ne resteras pas avec moi. On ne peut pas emprisonner le vent. Ni l’eau. Si on les emprisonne, ils pourrissent. Le vent prisonnier devient de l’air fétide. Tu n’es pas faite pour demeurer en place.
— Toi non plus.
— Moi ?
Ravic vida son verre. Le matin, la femme aux cheveux d’or roux ; puis Kate Hegstrœm avec la mort dans le ventre, et une peau comme de la soie fragile ; et maintenant celle-ci, sans considérations, gourmande de vivre, encore étrangère à elle-même, et pourtant se connaissant si bien, naïve et rusée à la fois, fidèle d’une façon étrange, et pourtant aussi volage que sa mère la Nature, flottant au gré des vents, voulant se retenir, et s’envolant pourtant...
— Moi ? répéta-t-il. Que sais-tu donc de moi ? Que sais-tu de l’amour qui s’installe dans une vie où tout est devenu incertain et discutable ? Qu’est-ce donc que ta minable intoxication, comparée à cela ? Lorsque le sentiment se lève comme un mirage dans le désert du silence, et prend forme ?... Lorsque l’illusion du sang devient inexorablement un paysage en comparaison duquel tous les rêves semblent pâles et vulgaires ? Un paysage d’argent, une ville de filigrane et de quartz rose, qui resplendit comme la réflexion du sang écarlate... Que connais-tu de cela ? Crois-tu qu’il soit facile d’en parler ? Qu’une langue déliée peut le traduire par une série de clichés, de mots, ou même de sentiments ? Que connais-tu des tombeaux qui s’ouvrent et de la crainte des nuits vides et incolores ? Ils s’ouvrent, et on n’y trouve pas de squelettes dénudés. On y trouve la terre, les graines fertiles et, déjà, les premières verdures. Que connais-tu de cela ? Tu aimes l’intoxication, la conquête, l’autre toi-même qui voudrait mourir en toi et qui ne mourra jamais, tu aimes la duperie orageuse du sang, mais ton cœur demeurera vide... Car on ne peut rien conserver de ce qui ne commence pas en soi-même. Il ne pousse rien dans la tempête. C’est dans les nuits vides de la solitude que tout germe, si on ne désespère pas. Que sais-tu de tout cela ?
Il avait parlé lentement sans la regarder, comme s’il eût oublié sa présence. Maintenant, il tournait les yeux vers elle.
— De quoi vais-je donc parler là ? dit-il. De vieux radotages. J’ai trop bu aujourd’hui. Viens, bois quelque chose et puis va-t’en.
Elle s’assit sur le lit et prit le verre.
— J’ai compris, dit-elle.
Son visage avait changé. Comme un miroir, pensa-t-il. Depuis toujours, il reflétait ce qu’on mettait devant lui. Maintenant, il était composé et remarquablement beau.
— J’ai compris, répéta-t-elle, et parfois, j’ai senti tout cela. Mais, Ravic, si souvent tu m’oubliais pour ne songer qu’à ton amour de l’amour et de la vie ! J’étais un point de départ ; de là, tu partais pour tes villes d’argent, et tu cessais presque de penser à moi.
— Peut-être, dit-il après l’avoir longtemps regardée.
— Tu étais trop occupé de toi-même. Tu découvrais tant de choses en toi, que je demeurais simplement au bord de ton existence.
— C’est possible. Mais tu n’es pas la personne sur laquelle on peut construire quelque chose, Jeanne. Tu sais cela aussi.
— Tu voulais construire ?
— Non, dit Ravic, après avoir réfléchi. Il sourit.
— Quand on est réfugié de tout ce qui est permanent, on se trouve parfois dans d’étranges situations. Et on fait d’étranges choses. Non, bien sûr, ce n’est pas ce que je voulais. Mais celui qui ne possède qu’un seul mouton veut souvent en faire tant de choses.
La nuit était soudain pleine de paix. C’était comme une de ces nuits d’une éternité passée, une de ces nuits où Jeanne avait été couchée à ses côtés. La ville était loin, confuse, rien qu’une vague rumeur à l’horizon ; la chaîne des heures s’était rompue, et le temps était silencieux, comme s’il eût été immobile. La chose la plus simple et la plus incroyable était de nouveau devenue vraie : deux êtres se parlaient chacun pour soi ; et les sons appelés mots sculptaient des images et des sentiments dans cette masse qui palpite sous le crâne, et de ces vibrations incohérentes des cordes vocales et de leurs réactions inexplicables, des cieux naissaient soudain où se reflétaient des nuages, des ruisseaux, le temps passé, la croissance, la pourriture, et aussi la sagesse si durement acquise.
— Tu m’aimes, Ravic, dit Jeanne...
Et ce n’était presque pas une question.
— Oui, mais je ferai tout pour m’affranchir de toi.
Il le dit calmement, comme si c’eût été une chose qui leur importait peu. Il n’y fit pas attention.
(...) Ses yeux étaient secs, à présent. Elle vida son verre et se leva. Elle paraissait fatiguée.
— Pourquoi sommes-nous ainsi, Ravic ? Il doit y avoir une raison. Sans quoi nous ne le demanderions pas.
Il sourit, absorbé.
— C’est la plus vieille des questions, Jeanne. Pourquoi ?... La question sur laquelle toute la logique, toute la philosophie, toute la science sont toujours venues se briser.
— Je m’en vais, dit-elle sans le regarder.
Elle prit ses affaires sur le lit, et se dirigea vers la porte.
Elle partait. Elle avait atteint la porte. Ravic sentit quelque chose se briser en lui. C’était soudain impossible ; tout était impossible. Encore une nuit, cette nuit-là seulement ! Encore une fois cette tête endormie sur son épaule ! Demain, il pourrait combattre, mais cette fois encore ce souffle sur sa poitrine, une fois encore au milieu de l’avalanche, la tendre illusion, le mensonge merveilleux. Ne pars pas, ne pars pas ! Qu’ai-je d’autre que toi ? À quoi sert mon courage inflexible ? Vers quoi allons-nous, à la dérive ? Toi seule es réelle ! Rêve brillant. Vallées de l’oubli fleuries d’asphodèles. Une fois, encore une fois, l’étincelle d’éternité ! Pour qui donc me garderais-je ? Pour quelle chose sans joie ? Pour quel sombre incertain ? (...) Être étincelant, pourquoi es-tu venu au milieu de cette nuit arrachée aux étoiles, et flottant, rempli de rêves anciens ? Pourquoi as-tu renversé toutes les barricades de cette nuit, où rien n’est vivant que nous deux ?
— Jeanne ! fit-il.
Elle se retourna. Son visage était soudain transfiguré par un éclat haletant et sauvage. Elle ouvrit les bras et courut à lui.
(p. 527-534)
Quelle nuit étrange ! pensa-t-il. Quelque part, des hommes s'entre-tuent. Quelque part, des hommes sont pourchassés, emprisonnés, torturés et assassinés ; un coin quelconque de monde paisible est piétiné par un envahisseur. Et pourtant, la vie continue… On se presse dans les cafés brillamment éclairés. Personne ne s'inquiète… les gens s'endorment d'un sommeil calme… Et moi je suis assis ici avec une femme, entre une brassée de chrysanthèmes et une bouteille de Calvados, tandis que l'ombre de l'amour se profile sur nous, l'amour tremblant, isolé, étrange et triste, exilé lui aussi de son passé serein, l'amour furtif comme s'il n'avait plus de droit.
Et soudain, au dessus de tout le reste, s'éleva la Niké de Samothrace.
Il y avait longtemps qu'il ne l'avait vue. La dernière fois, c'était une journée grise. Le marbre lui avait paru morne et sans vie, dans la triste lumière, et la princesse de la victoire lui avait semblé indécise et glacée. Mais maintenant, elle dominait l'immense escalier, debout sur l'étrave du navire de marbre, inondée de lumière par les réflecteurs; les ailes toutes grandes, sa tunique collée par le vent à son corps élancé; éblouissante et prête à s'envoler. Derrière elle, l'immensité pourpre de la mer de Salamine semble rugir.
L'histoire de l'humanité était inscrite avec du sang et des larmes ; et parmi les milliers de statues sanglantes du passé, quelques unes, seulement, s'ornaient d'une auréole de bonté. Les démagogues, les faussaires, les parricides, les meurtriers, les égoïstes assoiffés de puissance, les prophètes fanatiques qui prêchaient l'amour, l'épée à la main, c'était chaque fois la même chose... Et chaque fois, les peuples dociles se laissaient lancer les uns contre les autres dans une hécatombe insensée, pour les kaisers, les rois, les religions et les fous. Il n'y avait pas de fin.
- Non. Nous ne reviendrons pas non plus. Hier est perdu, et ni les larmes ni la magie ne sauraient le ramener. Mais aujourd'hui est éternel.
- Tu parles trop, dit Morosow en se levant. Sois reconnaissant. Tu assistes à l'agonie d'un siècle. un siècle qui fut mauvais.
page 510.
Extrait du livre audio "À l'Ouest, rien de nouveau" d'Erich Maria Remarque lu par Julien Frison. Parution CD et numérique le 11 août 2021.
https://www.audiolib.fr/livre/louest-rien-de-nouveau-9791035405885/