Mademoiselle, gardez cela en tête : une femme ne connaît pas le cœur d'un homme tant qu'elle ne lui a pas dit non.
Je suis désolée que le choix de votre père ne vous convienne pas. Mais vous apitoyer sur vous-même est vain et orgueilleux. Vous trouverez la paix dans l'obéissance et la maternité. Sommes-nous d'ailleurs capables d'autre chose ?
Clovis prend la mesure de son ignorance de la vie quotidienne, se demande l'intérêt que peuvent trouver les bourgeois à enfermer leurs filles et leurs femmes dans une telle dépendance. Comprend dès que ce dernier mot se forme dans sa tête. L'ignorance les rend dociles, obéissantes.
Il dégage une mélancolie tendre, comme nombre de ces étrangers réfugiés en France ou venus à Paris pour gagner une terre de liberté. Chopin de Pologne, Liszt de Hongrie, fuyant la répression du tsar. Mais également Paganini et Rossini d'Italie, Offenbach arrivé d'Allemagne avec d'autres intellectuels souvent juifs.
Ils viennent de partout, faisant de Paris la ville la plus cosmopolite d'Europe. Ils apportent tant de savoirs et de talents. Et Basilique, qui a le privilège d'être née ici... Elle se sent soudain dépouillée par la question pourtant attentionnée. Comme si en ignorant quoi répondre, sa présence parmi eux devenait imposture.
—Le Tout-Paris de Louis-Philippe déambule nuit et jour sur le boulevard du Crime et au théâtre ! répond Clovis.
— Ah oui ? Eh bien pas moi ! J'ai l'impression d'avoir vécu dans une grotte toutes ces années !
— C'est le cas, non ? relève-t-il.
-Je ne le savais pas ! proteste Basilique. Ou plutôt... je croyais que c'était le cas de toutes les femmes. Mais ici... Elles sont partout ! Dehors, en train de se promener, de s’amuser…
Dans notre famille, soit on suit ce qui a été décidé pour nous, soit on est chassés et privés d'amour.
—Je vais réfléchir. Votre esprit... Il la regarde avec une étrange admiration écœurée.) Votre esprit aurait fait merveille, si vous aviez été un homme, Mademoiselle. D'après votre nature, il n'est que perversion. Sortez.
Basilique apprend que la liberté d'une femme dépend des limites définies par un homme ; mais aussi que cette tolérance varie non pas en fonction de son comportement à elle, mais des humeurs de celui-ci. L'abattement et l'impuissance ont achevé de la décourager.
— Mais cet inconnu, Clodie, ma curiosité lui plaisait. Il ne la trouvait pas déplacée chez une femme, au contraire. Alors peut-être... peut-être que finalement un mari pourrait me libérer au lieu de renforcer ma prison ?
Elle surprend les yeux écarquillés de Clodie qui essuie ses mains moites sur son tablier de percaline. Son amie la connait assez pour deviner quelle bêtise lui traverse la tête. Basilique la rassure d'un clin d'œil : il est tellement plus plaisant de garder des fragments de sa vie hors d'atteinte de son père, cet homme qui croit tout savoir et tout pouvoir.