Ce qui s’accroît sans doute, c’est la notion que l’on peut prendre de l’indicible peine de l’être humain, et peut-être est-ce là le but poursuivi : une si profonde déchéance doit préparer l’espace et l’élan pour de nouvelles montées…
Que de travestis dans les villes, que de bas divertissements, quelle hypocrisie dans cette vie sans fond, à l’abandon, soutenue par une littérature profitarde et par un théâtre pitoyable, flattée par une presse répugnante, qui est certainement dans une large mesure responsable de la guerre, et plus coupable encore de contribuer à ce que la duplicité, le mensonge et la corruption fassent de l’événement une maladie, alors qu’il aurait dû être une folie pure.
Qui saurait dire ce qui nous arrive là et quels sont les survivants de ce temps qui plus tard seront encore des hommes ?
S’il criait, ne serait-ce qu’une nuit, dans cette ville factice, toute voilée de drapeaux, sans se laisser apaiser, qui donc oserait le traiter de menteur ? Combien sont-ils qui ne répriment plus ce cri qu’à grand-peine ? Ou me trompè-je ? Si je me trompe et qu’il n’y ait beaucoup d’hommes capables de jeter ce cri, je cesse de comprendre les humains, je ne suis plus des leurs, je n’ai plus rien de commun avec eux…
Le désœuvrement de Rilke n’était donc pas indifférent à la guerre, au contraire. Ce fut une manière de préserver son projet poétique, essentiel mais fragile, quand tant de poètes se sont abandonnés aux passions nationales.
-Préface de Jean Tain-
Les comparaisons choisies par Rilke renvoient à une temporalité dans laquelle le passé n’est pas le connu opposable à l’inconnu du présent. Au contraire, le nouveau apparaît comme l’émergence ou la résurgence de ce qui était déjà là mais insoupçonné, comme certaines œuvres du passé.
-Notes-
Il est arrivé à certains prisonniers de puiser durant les jours d’extrême détresse au plus profond de leur être une conscience nouvelle d’eux-mêmes et la liberté la plus inépuisable. Si nous pouvions y parvenir !
Le titre et le découpage des lettres que nous avons choisi de conserver effacent la référence à la Grande guerre, et élèvent le propos de Rilke à la généralité de toute guerre, ce qu’il tendait à faire lui-même.
-Présentation de Jean Tain-