Il y avait six autres clients , deux jeunes ouvriers d'un chantier de construction en gilet fluorescent, et quatre hommes beaucoup plus âgés qui portaient tous des costumes et les cheveux gominés. Les cafés ouverts pour le petit-déjeuner ressemblaient souvent à cela, c'était le lieu de rendez-vous des hommes qui n'avaient personne et qui fuyaient une table solitaire, ce que faisaient rarement les femmes. Peut-être supportaient-elles mieux la solitude, à moins qu'elles n'en aient honte et ne veuillent pas le montrer en public ?
Ewert Grens savait parfaitement qu'une maison refuse parfois qu'on y apporte des modifications et qu'une personne disparue s'attarde en quelque sorte au milieu de ses couleurs et de ses meubles.
Il l'avait désiré si longtemps que maintenant qu'il était là, son rêve accompli, il ne savait plus quoi en faire. Que faire quand on n'a plus rien à désirer ? S'échapper ?
On ne doit ni on ne peut être tenus pour responsables des faits et gestes des autres.
Rien ne glace autant que le mépris de soi.
Dès l'instant où, haï, traqué, il remettrait les pieds dans l'unité, il serait mort. Il avait enfreint la première des règles de la prison, c'était une balance et les balances, on les tue.
Jacob Andersen avait parlé d'un informateur. Grens soupira. C'était la vision d'avenir de la direction de la police : les personnes privées recrutées comme informateurs et infiltrés revenaient bigrement moins cher que les enquêteurs, sans compter qu'on pouvait s'en débarrasser et les griller à tout moment sans risquer des problèmes avec un syndicat gênant. Cet avenir n'était pas le sien. Le jour où le travail de n'importe quel policier serait interchangeable avec celui de criminels dénonçant les leurs, il serait à la retraite.
Comme c’est le cas pour toutes les personnes en deuil, la première réaction d’Ewert avait d’abord été le déni – ce n’est pas arrivé – puis la colère – pourquoi me font-ils ça – mais il n’était pas parvenu à passer à la phase suivante et n’avait fait que persévérer dans sa colère, sa façon à lui de gérer la plupart des choses.
Il y avait trop longtemps qu’il faisait ça et il lui arrivait d’oublier qui il était. Cela l’effrayait de penser que sa vie en tant que quelqu’un d’autre empiétait sur celle de mari et père et sur les journées qu’il passait dans une belle maison au cœur d’un quartier où les voisins tondaient leur pelouse et nettoyaient leur parterres de fleurs.
Être en deuil, c’est une chose. Mais vous ne pouvez pas le gérer comme un emploi du temps. Vous ne vivez pas avec le deuil. Vous vivez pour lui. Vous vous y accrochez, vous vous cachez derrière lui.