Il arrive quelquefois que la détresse soit si grande pour les adultes qu’ils en oublient celle des enfants qui gravitent autour d’eux, suppliant des explications qui parfois ne viennent pas. L’effet est souvent désastreux. Les mensonges détruisent l’être, mais l’ignorance torture l’esprit. Elle est plus vile, car invisible, elle s’implante dans la tête, provoque des idées noires et à terme, la pousse dans les méandres de la folie.
« Elliot, pourquoi as-tu apporté cette arme dans mon cabinet ? »
Son regard se voile soudain.
« Parce qu’à mes yeux vous êtes en grande partie fautif.
– De… sa mort ?
– De son suicide ! »
Je suis pris de court. J’ignorais ce détail. Et je n’ai pas l’habitude que les rôles soient ainsi inversés. Puis, je suis pris d’un doute. Un furieux doute qui me noue le ventre et me sèche la gorge. Un doute qui va au-delà de tout ce que j’avais pu imaginer.
« Qui est-ce ? Quel est le nom de ton frère ?
– Quel était son nom ! » me reprend-il.
Dans un geste de folie, Elliot retourne soudain l’arme contre lui, et j’imagine déjà l’horreur. Il va se faire sauter la cervelle ici, devant moi. Il va se loger une balle en pleine tête et souiller mon cabinet d’éclats d’os et de morceaux de cervelle, et contaminer la pièce entière de l’odeur de la mort ! Et je n’aurais rien pu faire pour l’éviter !
Le gosse se fiche alors le canon du revolver dans la bouche, ferme les yeux et imite le geste du tir. Il bascule sa tête en arrière et émet un son rauque, un son totalement absurde et incohérent, un son sorti tout
droit de ces mauvais films de série B qui tentent d’approcher avec un minimum de professionnalisme l’agonie d’un mourant.
La folie est partout, tout le temps. Elle ne vous lâche pas...
Mais la haine est un assassin qui tue les sentiments humains.
Avec le temps, j’ai fini par considérer mes patients et mon travail comme un simple revenu nécessaire afin d’assouvir mes plaisirs futiles. J’ai balayé d’un revers de la main tout le côté humain, le travail de fond, l’implication, oublié à quoi je m’engageais, lorsqu’un patient pénétrait dans mon cabinet, affublé de ses tourments. J’ai sombré dans un matérialisme à outrance dans lequel j’ai commencé à me noyer.
« Je m’appelle Elliot. J’ai 15 ans aujourd’hui. Mon nom de famille ? Il n’a aucune importance. En tout cas pas maintenant, à l’instant où je vous parle. L’important ici, en ce moment précis, c’est que j’ai apporté un flingue. Il reste quelques balles dedans. Et je m’apprête à tuer un homme… »
On n’échappe pas à son passé. C’est une certitude. Il finit toujours par nous rattraper. Et si on l’ignore, si par malheur on lui tourne le dos, il nous surprend et nous dévore .
Les mensonges détruisent l'être, mais l'ignorance torture l'esprit. Elle est plus vile, car invisible, elle s'implante dans la tête, provoque des idées noires et à terme, la pousse dans les méandres de la folie.
Puis la pluie a commencé à tomber. Une grosse pluie de début d’été. On aurait dit qu’elle avait attendu derrière les nuages pour ne pas voir ces horreurs.
C’est nous qui feront les lois plus tard ! Ce sont des types de mon âge qui décideront un jour de bombarder des pays ! Ou de construire des écoles dans d’autres ! D’amener l’éducation ! D’amener enfin l’eau potable pour tous ! Et peut-être même de condamner l’excision ! Ce sont des types comme moi qui décideront de sauver la planète ou de la laisser croupir dans l’état dans lequel vous nous l’avez léguée ! Qui décideront de s’arracher les œillères avec lesquels vous avez accepté de vivre ! Ce sont des types de mon âge qui devront trimer comme des chiens jusqu’à 75 ans pour tenter de renflouer les caisses de votre retraite ! On paie pour vous ! Chaque jour ! On subit cette vie à cause de vous ! On n’a même plus le temps d’être des gosses et de jouer ! On sait à peine marcher que vous nous jetez déjà dans des classes surpeuplées pour apprendre ! Pour rejoindre l’élite ! Pour être meilleur que l’autre et pour mieux le piétiner le jour de l’embauche !