Le dernier soupir du Maure

En pays indien, il n'y avait pas de place pour un homme qui ne voulait pas appartenir à une tribu ,qui rêvait d'aller au-delà ; de se débarrasser de sa peau et de révéler son identité secrète -c'est à dire le secret de l'identité de tous les hommes- , de se tenir devant les braves couverts de peintures de guerre , afin de dévoiler l'unité écorchée et nue de la chair.

J’avais débarqué dans un endroit où les gens venaient pour s’oublier eux-mêmes – ou, plus précisément, pour se perdre eux-mêmes dans eux-mêmes, pour vivre dans une sorte de rêve de ce qu’ils auraient pu être ou préféré être – ou, ayant dépassé ce qu’ils avaient été autrefois, pour fuir ce qu’ils étaient devenus.

Comment pardonner au monde sa beauté, qui ne dissimule que sa laideur ; sa douceur, qui ne recouvre que sa cruauté ; son illusion presque parfaite de continuité, comme la nuit succède au jour, pour ainsi dire – alors qu’en réalité la vie est une suite de ruptures brutales, qui tombent sur nos têtes sans défense comme les coups de hache d’un bûcheron.

Former une classe, écrivit en 1835 Macaulay dans la Note sur l’Éducation,… de personnes indiennes de sang et de couleur, mais anglaises d’opinion, de morale et d’intelligence. Et pourquoi, je vous prie ? Oh, pour être interprètes entre nous et les millions que nous gouvernons.

Bombay était une ville centrale, l’avait été depuis sa création : l’enfant bâtard d’un mariage anglo-portugais, et cependant la plus indienne des villes indiennes. À Bombay toutes les Indes se sont rencontrées et mêlées. À Bombay aussi, toute l’Inde a rencontré ce qui n’était pas l’Inde, ce qui arriva sur les eaux noires pour couler dans nos veines.

Allez vous asseoir dans un cinéma et notez que le type qu’on applaudit le plus n’est plus le jeune premier ou le héros – c’est le type en chapeau noir qui poignarde, tire, frappe et qui, en général, se taille un chemin dans le film en cassant tout

Oui, je sais qu’il y a aujourd’hui une mode pour ce genre de témoignages, les souvenirs du domestique de Hitler, que critiquent beaucoup de gens, estimant qu’on ne devrait pas humaniser l’inhumain. Mais le problème est qu’ils ne sont pas inhumains, ces petits Hitlers à la Mainduck, et c’est dans leur humanité que nous devons situer notre culpabilité collective, la culpabilité de l’humanité pour les crimes des êtres humains, car s’ils ne sont que des monstres – s’il s’agit seulement de King Kong et de Godzilla, dévastant tout avant d’être exterminés par des avions – alors nous sommes tous pardonnés.

Aimer, c’est perdre son omnipotence et son omniscience. C’est par ignorance que nous tombons amoureux ; car c’est une sorte de chute. On ferme les yeux, on saute de cette falaise dans l’espoir d’atterrir en douceur. Mais ce n’est pas toujours en douceur.

Je voulais croire encore à ce que croient les amants : que l’amour lui-même vaut mieux que le reste, aussi aveugle, déraisonnable et voué à l’échec soit-il. Je voulais m’accrocher à l’image de l’amour considéré comme l’alliance des esprits, comme un mélange, comme le triomphe de l’impur, du métis, unissant le meilleur de nous pour triompher de ce qui en nous est solitaire, isolé, austère, dogmatique, et pur ; l’amour comme une démocratie, comme la preuve victorieuse qu’« aucun-homme-n’estune-île », donnant au Nombre le pas sur les Êtres Uniques, immaculés mais sévèrement limités par ce genre d’apartheid. J’essayai de voir l’absence d’amour comme une sorte d’arrogance, car qui, à part celui qui n’aime pas, peut se croire entier, clairvoyant, sage ?

Elle me racontait la parabole du scorpion qui, ayant été pris en stop par la grenouille pour traverser une étendue d’eau en échange de la promesse de ne pas attaquer sa monture, ne respecte pas sa parole et inflige a la grenouille une piqûre fatale. Alors qu’ils se noient tous les deux, l’assassin s’excuse auprès de sa victime : « Je n’ai pas pu m’en empêcher, dit le scorpion. C’est dans ma nature.