Dans ses yeux

C'était toujours la même histoire : "Des inondations en Inde font quarante mille morts, mais je ne les connais pas et m'inquiète plus pour la santé de mon oncle, qui vient d'avoir un infarctus."

(...) j'ai appliqué les règles existentielles qui régissent ma vie. (...) Tout ce qui peut foirer foirera, et son corollaire : tout ce qui semble bien marcher finira par merder tôt ou tard.

Il s'imagine qu'il est l'une de ces pages. N'importe laquelle. Il attend des années, dans le noir le plus complet, collé au feuillet suivant, en contact permanent avec sa douceur. (...) Et tout à coup, de manière inopinée, sans signes annonciateurs du cataclysme qui pourrait lui laisser le temps de réagir, elle sent une secousse, puis une autre et encore une autre. Un balancement subit, cadencé, la met mail à l'aise, comme si quelqu'un avait déplacé la masse de papier qui la protège ou l'emprisonne. Le calme revient, mais elle entend le bruit d'autres pages qu'on tourne, jusqu'à ce que la lumière l'aveugle quand la page en question est manipulée. Elle profite de l'aubaine pour revoir le monde, une Création circonscrite à un visage d'homme mûr aux cheveux gris, avec de petits yeux et un nez aquilin. L'individu la regarde un instant avant de passer à la suivante, collée à elle pendant des années, contre sa peau et les mots qui la composent. Puis la main projette une ombre en soulevant le coin supérieur de sa voisine qu'elle pose sur elle, la privant de clarté, la plongeant dans une nouvelle éternité d'obscurité et de silence.

J’aurais bien voulu savoir comment un type aussi limité s’était débrouillé pour devenir chef d’un secrétariat, puis je me suis dit qu’un bon mariage peut faire des miracles. Sa femme n’était ni particulièrement belle, ni particulièrement sympathique, ni particulièrement intelligente. Elle était surtout la fille d’un colonel d’infanterie, mérite non négligeable dans l’argentine d’Onganía. Repenser à leur cérémonie de mariage et à tous ces képis verts ne faisait que m‘agacer davantage.

Être à la retraite est pire que je ne l’aurais cru. J’aurais dû le savoir. Ce n’est pas tant la retraite en soi qui pose problème, mais le fait de s’apercevoir que ce qu’on redoute est plus dur à vivre qu’on ne l’imaginait. Pendant des années, j’ai vu mes collègues du tribunal fêter leur départ et manifester naïvement leur optimisme parce qu’ils allaient enfin pouvoir profiter de leur temps et de gagné une place au paradis, puis revenir laminés par la désillusion. En deux semaines, trois à la rigueur, ils avaient fait le tour des supposés plaisirs qu’ils croyaient avoir différés pendant des années de routine et de travail. Et tout ça pour quoi ? Débarquer au tribunal une après-midi, comme si de rien n’était, et tailler une bavette, prendre un café ou même proposer un coup de main sur un dossier plus ou moins épineux.

En vérité et pour être tout à fait franc, j’ai peur que cette page que je m’entête à vouloir couvrir de mots finisse elle aussi, comme les dix-neuf autres qui l’y ont précédée, roulée en boule à l’autre bout de la pièce. Car je ne peux éviter la tentation sportive d’envoyer les brouillons non retenus, d’un mouvement leste du poignet et avec une chance inégale, dans la corbeille en osier héritée de je ne sais plus qui. Je suis plein d’enthousiasme quand je réussis mon coup, mais l’infime frustration que je ressens en ratant ma cible m’encourage elle aussi, au point que je m’intéresse davantage au prochain essai qu’à l’éventualité moins évidente que ce feuillet soit enfin le début de l’histoire que je suis censé raconter. A soixante ans, j’ai manifestement aussi peu de chances de devenir écrivain que basketteur.

Il ne s’était jamais senti digne de rien, et encore moins de ce type de femme, mais il savait qu’il en profiterait tant qu’il le pourrait. Jusqu’à ce que le charme soit rompu, que le carrosse redevienne citrouille et le laquais souris.

Pour moi, un jour parfait est un jour comme celui-ci, a dit Morales en agitant les mains comme un réalisateur mimant une scène d'action. Une matinée chargée de nuages, quelques coups de tonnerre et une bonne pluie qui ne s'arrête pas. Pas une grosse averse, non, parce que les idiots qui vénèrent le soleil râlent encore plus quand la ville est inondée. Une bonne pluie bien régulière me suffit. Il faut qu'elle dure jusque tard dans la nuit, que je puisse m'endormir en l'écoutant tomber. Et s'il y a un ou deux coups de tonnerre à ce moment-là, je suis comblé.

Chaque fois que je regardais des photos, j'éprouvais un réel intérêt pour les vies contenues dans le silence perpétuel du papier glacé, mais j'étais aussi gagné par une profonde mélancolie, une sensation de deuil, d'incurable nostalgie, du paradis perdu derrière ces instants fugaces surgissant du passé comme de naïfs passagers clandestins.

Chaque fois que j'apprends la mort de quelqu'un ou qu'on m'annonce qu'il est condamné, je calcule rapidement son âge, comme si la jeunesse et l'injustice de cette mort étaient proportionnelles. C'est une façon d'exprimer mon indignation face à ces décès prématurés.