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Critique de HundredDreams


« … au-delà, se trouvent les androphages, un peuple
à part, et plus loin encore c'est le désert total… »

Cette phrase de Hérodote que l'on trouve en épigraphe au début du roman ne pourrait pas être mieux choisi, tant il est vrai que cette oeuvre est comme une porte entre deux mondes, le monde civilisé et le monde brut des Indiens, entre le rêve et le cauchemar, l'illusion et la réalité, la bestialité et l'harmonie, le vrai et le faux-semblant.

Considéré comme un petit bijou de la littérature latino-américaine, ce court roman attendait depuis longtemps sur mes étagères que je lui accorde quelques jours d'attention. C'est chose faite et je suis ravie d'avoir enfin découvert ce grand écrivain argentin.
Je ne parle pas souvent des traducteurs, essentiels pour nous permettre l'accès aux auteurs étrangers, je vais donc en profiter pour souligner la superbe traduction de Laure Bataillon qui a d'ailleurs reçu pour ce livre, un prix récompensant son travail.

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« L'ancêtre » est tiré d'une histoire vraie, celle de l'expédition de Juan Díaz de Solís qui, en 1515, quitte l'Espagne et débarque sur les rives du Río de la Plata. Les marins vont être massacrés par une tribu indigène cannibale. Un seul va en réchapper, il s'appelle Francisco del Puerto.
Le jeune mousse fait prisonnier vivra avec ce peuple jusqu'à ce qu'il soit relâché dix ans plus tard lorsque le bateau de Sebastián Cabot naviguera à proximité du village.

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Ici, dans l'Espagne du XVIème siècle, un vieil homme, autrefois marin, écrit ses mémoires.
Le passé remonte le fleuve du temps, subtil dans le choix des mots, nostalgique dans la résurgence de ces souvenirs encore très forts.

« À présent que je suis en train d'écrire, que les grattements de ma plume et les grincements de ma chaise sont les seuls bruits qui résonnent, nets, dans la nuit, que ma respiration inaudible et tranquille soutient ma vie, que je peux voir ma main, la main fripée d'un vieillard, glisser de gauche à droite et laisser une traînée noire à la lumière de la lampe, je m'aperçois que, souvenir d'un événement véritable ou image instantanée, sans passé ni avenir, fraîchement forgée par un délire paisible, cet enfant qui pleure en un monde inconnu assiste, sans le savoir, à sa naissance. On ne sait jamais quand on naît … »

Enlevé par des Indiens alors que tout l'équipage est exterminé, le jeune homme raconte sa vie comme captif. Pendant dix ans, il va vivre à leur côté, partager leur quotidien et comprendre peu à peu leurs coutumes, leurs traditions, leur mode de vie et les raisons de sa captivité. Il va être témoin de scènes de cannibalisme, de folies orgiaques et d'étranges ébats sexuels.
Sa propre vision du monde sera alors ébranlée dans ses fondements, car c'est une nouvelle vie qui commence pour lui, comme une seconde naissance.

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Malgré le petit nombre de pages, c'est un roman qui n'est pas toujours facile à lire. En effet, le style dense et riche en métaphores, l'absence de chapitres, les longs paragraphes, l'alternance entre narration et réflexions philosophiques laissent peu de respiration et demandent de l'attention.

Pourtant, j'ai été séduite par l'écriture immersive et intense, poétique et mystique de Juan José Saer qui se délie en de longues phrases. L'atmosphère de ce roman y est étrange, flottante : je me suis sentie attirée par ce monde inconnu, archaïque, sombre, brutal, voire glauque et obscène, mais aussi envoûtée par cette langue qui m'a rappelé celle de José Saramago. Ce livre est saisissant, tant par les images visuelles très fortes, celle d'un homme qui meurt sur la plage, ou encore de scènes d'anthropophagie, que par cette impression d'irréalité et cette atmosphère fascinante qui enrobe les souvenirs de l'homme.

« L'inconnu est une abstraction ; le connu, un désert ; mais le connu à demi, l'entr'aperçu, est le lieu parfait où faire onduler désir et hallucination. »

On est donc loin du roman d'action : « L'ancêtre » est plutôt un roman introspectif et mélancolique d'une grande réflexion philosophique sur la perception du monde et la vérité, sur le sens de la destinée humaine et l'identité, sur les souvenirs et la mémoire, la solitude et le mensonge.

« … le souvenir d'un fait n'est pas une preuve suffisante de son avènement véritable… »

Il y a également des passages intéressants sur le pouvoir du langage, la polysémie des mots, sur la communication avec les autres.

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Pour conclure, « l'Ancêtre » est une belle découverte, à la fois roman d'aventure, ouvrage historique, fable philosophique et récit initiatique. La prose de Saer est belle, mélodieuse, égrenée de magnifiques phrases sur la beauté et la fragilité de leur monde, sur l'hypocrisie du notre.

« le seul savoir juste est celui qui reconnaît que nous savons seulement ce qui condescend à se montrer. »

Une oeuvre forte qui mérite d'être lue et relue.
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