L'accès au livre, plus que tout, réclame des passeurs: on vien au livre parce que quelqu'un vous y conduit. Et cela durant toute la vie. Combien de fois avons-nous lu, et souvent aimé, un livre parce qu'il nous venait de quelqu'un que nous aimions, en qui nous avions confiance ? Mieux: qui nous avait fais, dans tous les sens, le don de ce livre.
Je vois plutôt avec tristesse comment plus d’un siècle d’école obligatoire aura plutôt fait disparaître ce «bon sens», ce sens droit, que beaucoup possédaient, et possèdent encore, sans être passés par «les écoles». Mais qui ne vient pas de rien. Que la tradition, l’échange, l’expérience, le travail (en particulier celui des mains) avaient pendant des siècles contribué à former et à transmettre. Je comprends pourquoi Pasolini, dans un de ses derniers textes, les Lettres luthériennes, effondré de voir comment l’énorme effort de rénovation pédagogique (et il parlait il y a plus de trente ans) avait achevé de faire perdre la boule à la population ouvrière et paysanne, disait : fermons les écoles pendant vingt-cinq ans et après on verra…
L’accès au livre, plus que tout, réclame des passeurs : on vient au livre parce que quelqu’un vous y conduit. Et cela durant toute la vie. Combien de fois avons-nous lu, et souvent aimé, un livre parce qu’il nous venait de quelqu’un que nous aimions, en qui nous avions confiance ? Mieux : qui nous avait fait, dans tous les sens, le don de ce livre. Mais on a trop tendance à oublier ou même à mépriser aujourd’hui tout ce qui relève des formes les plus anciennes de la transmission : échange, contact, passage de témoin, don. Les professeurs doivent être capables de ce don ; ils doivent être prêts à le faire. Prêts – et même préparés à ce don. On ne peut faire aimer les livres que si on en a soi-même une fréquentation régulière et profonde.
Un enfant qui lit, mais un adulte aussi, il n’est pas vraiment là ; mais il est quelque part, soyez-en sûr. Il est là où on ne peut ni l’atteindre ni le rejoindre : il est au plus profond de lui-même et au plus profond du monde. C’est peut-être pour cela qu’on se défie de celui qui lit ; il n’est pas seul, loin de là, mais ses compagnons sont invisibles. […] Le lecteur n’est pas aimé, il s’absente trop.
Le livre est un sanctuaire au cœur de ce sanctuaire, l’école. Non pour séparer l’enfant, l’adolescent, des autres enfants, des autres adolescents ; mais pour lui donner le moyen d’entrer dans le monde et de les y rejoindre par ce détour essentiel. Notre devoir est d’aider l’enfant, l’adolescent à prendre les chemins de cette absence au monde qui est une présence multipliée par le pouvoir de l’imaginaire. Tout enfant a droit à cette paix peuplée.
Et puis il s’agit aussi de rêver, de s’ouvrir à des formes variées d’émotions inconnues, d’imaginer… Avec ce mot d’imagination, je l’ai constaté, je n’ai aucun succès dans ma classe de troisième. Si je dis que le bonheur de lire, c’est celui de connaître, en les imaginant, des scènes qu’on n’aurait jamais envisagé de vivre, je suscite de la défiance.