Graine de Jivaro

Le petit déjeuner expédié, Honorine harnachée de gris rince les bols. Emballée d’un tablier délavé, Mathilde s’accroche à son balai. Mal fagotées, mère et fille s’offrent une tenue neuve par année bissextile. Quel savant contraste au premier étage ! Bichonné, lustré, étrillé, lotionné, Léonard interroge son miroir. Son front large de demi-chauve contredit ses idées bornées. Sa bouche mince traduit son fond de pingrerie. Un nœud de cravate étrangle son cou de volatile. Court sur pattes le maigrichon se réduit à peu d’espace, symbole de son existence.
Un moment après, l’escalier descendu au sifflet militaire, l’avorton pointe son nez à la cuisine :
« Quelle belle journée ! » lance-t-il à l’adresse d’Honorine qui s’apprête à partir. « Cours toujours, mon lapin ! » songe celle-ci en aparté. Ce matin, sa mauvaise humeur s’est cristallisée autour de son mal de ventre détestable.

Le plus souvent, rien d’essentiel ne touche ce goulet de vie, cette enclave fermée. Pour survivre dans ce chef-d’œuvre d’ennui latent, il est malaisé de combler le vide des heures. En fait de distractions, les habitants se bornent aux visites de voisinage, à la pêche ou aux champignons. Faute de cinéma ou de terrain de foot, le moindre déplacement est commenté. Pas plus tôt qu’un rideau se soulève à une fenêtre, une tête fureteuse apparaît.

Au grincement des gonds, la jeune fille tressaille. On dirait un appel, un gémissement lointain. Serait-ce Segundo ? Impossible. Il ne reste de lui aucun symbole, nulle ombre fugitive. Avant de s’éloigner, l’Indien ne lui a confié ni photo ni même de hierba buena. Désireux de rouler sa bosse ailleurs, ce personnage illusoire ne lui a laissé que des regrets. Une distance les sépare que les kilomètres n’expliquent pas. Avec le temps, son souvenir se muera en fiction, en mythe douloureux peut-être. Que vaut l’imaginaire qui n’existe qu’en soi ?

La jeune fille décide de rejoindre la Place des Tables. Là, elle fait halte à la fontaine. Enfant, ses rêveries se trempaient au filet limpide. La nuit à la lueur frêle des lampes, un frémissement d’ombre remuait la nappe noire. Tout au fond se terrait un monstre ! Aujourd’hui, ses pensées lumineuses s’ajustent sans peine à l’eau brillante. Cependant, sorti d’une pharmacie, le docteur Jaquotin l’aperçoit et lui emboîte le pas. Sans remarquer son poursuivant, Laure fonce vers le dédale des rues étroites. Arrivée rue des Tables, attirée par le flot de dentelles des boutiques, son instinct la pousse à aller plus haut.