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Critique de Pecosa


"Pugna magna victi sumus" auraient pu s'écrier les Catalans en ce jour funeste de septembre 1714. Après avoir tenu le siège de la ville depuis le mois de juillet 1713 face aux troupes de Berwick, ils assistent impuissants à la chute de la cité et aux massacres qui s'ensuivent.
Quelques décennies plus tard, Marti Zuvinia, fils d'un marchand barcelonais, ancien élève de Sebastien le Preste de Vauban, ingénieur militaire, engagé successivement auprès des Bourbons puis des Habsbourg écrit ses mémoires depuis son exil autrichien, bien décidé à donner un récit très personnel du siège de Barcelone.

Ceux qui ont lu La Peau froide et Pandore au Congo se doutent qu'Albert Sánchez Piñol ne s'attelle pas à l'élaboration d'un roman historique classique. Trempant sa plume dans du poil à gratter, il dynamite le genre et nous offre une oeuvre magnifique, magistrale, mémorable.
Scindé en trois parties, "Veni", "Vidi", "Victus", Victus. Barcelone, 1714 est un roman à tiroirs, dans lequel le héros, qui est aussi le narrateur, s'arroge le droit d'interrompre la linéarité du récit en y greffant des réflexions et des anecdotes.
Roman d'apprentissage, récit initiatique, roman picaresque, Victus est l'autobiographie d'un homme qui n'est vertueux, ni héroïque, aucunement prédestiné à accomplir des actes illustres, mais un personnage dont le parcours, tributaire des rencontres et des aléas de l'histoire, se construit au hasard d'évènements souvent tragiques. Il y a du Gil Blas de Santillane dans Victus, du Quichotte et du Simplicius Simplicissimus: on y trouve des aventures extravagantes, des tableaux de moeurs, de la satire, une représentation de toutes les couches de la société (la plus noble n'étant pas toujours celle qu'on croit), de la grandeur et de la bassesse ....

Délicieusement irrévérencieux, drôle, lyrique, poétique, épique, burlesque, ce roman fait oublier tout ce que l'on a pu lire sur la guerre de Succession d'Espagne. Albert Sánchez Piñol, qui écrit pour la première fois en espagnol, ne ménage ni la chèvre ni le chou, au point de penser qu'il risque de recevoir quelques "bofetadas de todos los lados". Ici l'Espagne n'est pas un pays mais "un vieux moribond" "couvert de pustules". Charles Quint est "le Taré", Louis XIV, "le Monstre". La Castille? "Prenez une contrée, installez-y une tyrannie, et vous aurez la Castille." Les conseillers de la Généralitat? "Des pantins en astrakan qui se croyaient très importants car ils n'avaient pas l'obligation de se découvrir devant un roi et portaient un bonnet et une tenue de velours rouge."
On l'aura compris, Sánchez Piñol rase gratis. Son sens de la formule et son ton incisif et mordant chatouilleront les peaux les plus sensibles. Les héros des chroniques passent à la trappe, les personnages de second plan occupent le devant de la scène et le peuple de Barcelone est le héros de cette geste. Quant au Castillan Antonio de Villarroel qui fut commandant de Barcelone, il occupe enfin la place que le romancier estime lui être due. Absence de manichéisme et trivialité à chaque page, nul doute que le roman a dû susciter le débat dans un contexte politique particulièrement tendu.

Heureusement, l'amour, l'amour malgré soi, malgré la raison, malgré le détachement et une certaine forme d'égoïsme, s'empare de Zuvi "Longues-Jambes" et permet à Sánchez Piñol de nous offrir quelques lignes magnifiques (ah, cette mystérieuse boîte à musique et la robe violette d'Amelis...) dans un style très personnel: "Ils allaient me tuer. Non, pire; coudes et genoux me transportaient vers une noirceur plus malheureuse que la mort. Et tout ça pour un vieux voûté, un nain difforme, un enfant cruel et une catin brune. Puisque les poètes n'osent pas, je vais le dire. L'amour, c'est de la merde."
Lorsque notre héros, Zuvinia dévore "un gros roman" (Le Quichotte?) et s'esclaffe, son compagnon de route lui reproche son inclination pour une oeuvre qui ridiculise la geste épique au lieu de l'exalter. Et Marti de lui répondre: "Voilà la grande vérité que referme cette histoire: la raison se trouve dans la déraison". La vérité de Victus. Barcelone, 1714, c'est que folie, lucidité et humour font ici bon ménage.

Je m'incline donc très respectueusement et tente une hypnose collective, "Lisez Albert Sánchez Piñol", "Lisez Albert Sánchez Piñol"; "Lisez Albert Sánchez Piñol".....
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