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Critique de Alzie


Flaubert et Sand chacun le « vieux troubadour » de l'autre ! C'est souvent leur signature au bas de leurs lettres à côté d'autres très drôles, Flaubert signe aussi R.(évérend) P.(ère) des Barnabites, très souvent Saint Polycarpe ou encore se désigne comme "Cruchard".Correspondance passionnante qui commence en 1866 pour s'achever à la mort de Sand en 1876 et recèle l'histoire d'une amitié improbable mais solide, lente à s'établir, entre deux vieilles connaissances (scolaires pour certains). Si l'attrait documentaire de ces échanges epistolaires est fort Flaubert et Sand étant deux figures de la scène littéraire partie prenante du foisonnement éditorial, journalistique et artistique de leur temps, témoins au milieu d'une décennie furibonde de la chute d'un régime, d'une guerre, d'un soulèvement populaire et des débuts d'une république hésitante, plus fort encore est peut-être le plaisir de se trouver au coeur de leur amitié, de partager l'esprit de leurs conversations et de sentir presque à travers leur style et leur ton la présence de deux écrivains qui s'aimantent malgré des vitalités opposées et des sensibilités divergentes. « Décidément nos deux vieilles troubadoureries sont deux antinomies », écrivait George en 1872 (p. 460). Ce qui les sépare au fond c'est leur conception de l'homme. Sand est une progressiste convaincue qui croit en l'Homme, Flaubert, misanthrope, pour qui la bêtise humaine omniprésente est regressive ne peut suivre George sur ce terrain. Profondément eux-mêmes jusqu'à nous aujourd'hui.

Il y a leurs mots courts et (em)pressés souvent affectueux pour se donner nouvelles rapides et rendez-vous – le plus souvent à Paris chez Magny avec les condisciples de Sainte-Beuve et de Jules de Goncourt, au théâtre ou rue Murillo le pied à terre de Flaubert. Pour s'inviter aussi dans leurs campagnes respectives car avec la capitale leurs géographies normande et berrichonne font totalement paysage dans cette lecture de longue haleine qui les voit réunis deux fois à Nohant à Noël 1869 et Pâques 1873 (Flaubert s'y rend avec Tourgueniev) et trois fois à Croisset entre 1866 et 1868 : " Dis-moi si le tulipier n'a pas gelé cet hiver et si les pivoines sont belles. Je fais souvent en esprit le voyage, je revois ton jardin et ses alentours. Comme cela est loin, que de choses depuis ! On ne sait plus si on n'a pas cent ans" (De Nohant, le 28 avril 1871)... Il y a de longues lettres qui portent leurs crédos artistiques ou leurs confidences étonnantes (Flaubert/Sand p. 530 ; Sand/Flaubert p. 571) où ils croisent grandes réflexions sur tous les sujets (sur l'Art et les artistes, le roman ou le théâtre, jusqu'à l'éducation des enfants) et petites querelles. Il y a des silences imposés par des inquiétudes banales liées aux grippes, bronchites, contrariétés et empêchements divers, ou par la rupture de courrier durant la guerre entre 1870 et 1871. Il y a leurs mots d'encouragements ou de consolation quand pointent les déceptions que tombent les chagrins, deuils nombreux parmi amis ou connaissances (la mort de Bouilhet pour Flaubert, celle Rollinat pour Sand, leur « double en cette vie ») : « Chacun de nous porte en soi sa nécropole » écrit Flaubert à Sand qui vient de perdre Charles Duveyrier. « Comme la petite bande diminue ! comme les rares rescapés du radeau de la Méduse disparaissent : » écrit-il encore à la mort de Sainte-Beuve (p. 291). Ils s'envoient aussi leurs ébauches dès qu'ils peuvent, se lisent et se corrigent.

Flaubert se dit « Vieux comme une pyramide et fatigué comme un âne » ou déclare : "Il me semble que je deviens un fossile, un être sans rapport avec la création environnante". Il a peu ou prou l'âge de Maurice le fils de Sand. le revers de son esprit de dérision à savoir son détachement des vanités du monde aurait-il touché la dame de Nohant de dix-sept ans plus âgée ? : « de loin je peux vous dire combien je vous aime sans craindre de rabâcher. Vous êtes un des rares restés impressionnables, sincères, amoureux de l'art, pas corrompus par l'ambition, pas grisés par le succès ». Alors que le colosse grognon est habitué des éreintements critiques, elle surfe avec modestie sur sa notoriété sans illusion sur la postérité de son oeuvre, continuant de défendre avec chaleur et conviction madame Bovary et salammbô contre les détracteurs de tout poil, elle fera de même pour L'Education sentimentale dont la détestable réception (1869) fait ironiser Flaubert : « Je n'ai eu cette semaine que trois éreintements (c'est peu !) » (p. 304). Sand distribue articles et feuilletons au « Temps », à « l'Opinion nationale », à « La Revue des Deux Mondes » en plus d'une création romanesque et théâtrale très active qui l'appelle souvent à Paris pour être jouée, nettement moins connue que l'autre dont c'est souvent l'adaptation et dont la correspondance rend très bien compte. Pour Flaubert la bêtise est la grande affaire et quand il vitupère contre la politique, la religion, les journalistes et les critiques ou son éditeur Levy, Sand tempère, se fait médiatrice (auprès de Levy), oppose une sérénité à toute épreuve qui semble (mais semble seulement) un peu le calmer. "[...]Toi indécoléreux, et, à l'âge que tu as maintenant, j'aimerais te voir moins irrité, moins occupé de la bêtise des autres", dit-elle le 25 janvier 1872.

Entre coups de sang et découragements il ne vit que par et pour l'écriture, l'écriture c'est sa vie, "sa muse" la littérature, il est chaste depuis qu'il a cinquante ans ! C'est un assidu des bibliothèques parisiennes boulimique de lectures qui ingurgite traités ou sommes de tout acabit et auteurs les plus barbants tombés dans l'oubli, se plaît aux côtés de Goethe, Spinoza, Kant, Hegel, Plutarque et Cicéron mais aussi de Taine, les contemporains ou les Pères de l'Eglise. « Je t'en prie, ne t'absorbe pas tant dans la littérature et l'érudition. Change de place, agite-toi, aie des maîtresses, comme tu voudras, et pendant ces phases, ne travaille pas, car il ne faut pas brûler la chandelle par les deux bouts, mais il faut changer le bout qu'on allume », écrit George le 28 janvier 1872 (p. 431) qui au contraire s'octroie des parenthèses de répit et de divertissement dans son cocon familial fusionnel après ses « têtes à têtes avec l'encrier ». Quand Gustave confie d'inexorables cafards à Croisset où il vit seul avec sa mère, elle exulte à Nohant sous l'égide créatrice de Maurice grand maître des marionnettes : « L'individu nommé G. Sand se porte bien, savoure le merveilleux hiver qui règne en Berry, cueille des fleurs, signale des anomalies botaniques intéressantes, coud des robes et des manteaux pour sa belle-fille, des costumes de marionnettes, découpe des décors, habille des poupées, lit de la musique, mais surtout passes des heures avec la petite Aurore qui est une fillette étonnante. »

On les surprend à la manoeuvre presque, « à la pioche » dit souvent Flaubert qui trime comme un damné écrit qu'il « se brûle le sang pour un travail qu'il maudit », quand George dès 1866 et tout au long de l'année suivante l'exhorte à être moins perfectionniste, à « se ménager », lui témoignant son inquiétude : – « Nos excès nous tuent », lui dit-elle. En novembre 1867 : – « Laissez-donc le vent courir un peu dans vos cordes. Moi je crois que vous prenez plus de peine qu'il ne faut, et que vous devriez laisser faire l'autre plus souvent. Ca irait tout de même et sans fatigue. L'instrument pourrait résonner faible à de certains moments, mais le souffle, en se prolongeant, trouverait sa force. » En décembre, elle le compare à un « captif enchaîné » qu'elle ne peut délivrer (une note de lassitude ?) concluant magistrale « Ta claustration est ton état de délices » ! Oui Flaubert néglige le repos, diffère les invitations successives de George à Nohant car il ne souffre pas les interruptions quand il se lance à écrire : – « L'idée coule chez vous largement, incessamment comme un fleuve, chez moi c'est un mince filet d'eau, il me faut de grands travaux d'art avant d'obtenir une cascade. Ah ! je les aurai connus, les affres du style ! » (p. 105). Parlant en 1867 de « l'interminable roman qui m'embête de plus en plus » et sur lequel il va s'échiner toute l'année 1868 jusqu'au milieu de 1869 (L'Education sentimentale), pendant qu'elle s'occupe ravie de la reprise de Villemer, des Beaux messieurs de Bois-Doré à l'Odéon ou achève paisiblement Cadio. « Success story » de George au théâtre qui pousse peut-être Gustave à s'y risquer mais c'est un four : sa pièce « le Candidat » est retirée après quatre représentations (1874).

Il y a l'histoire et la politique terrain de désaccords entre eux. Flaubert : – « Ne trouvez-vous pas que depuis 89 on bat la breloque ? ». Réponse de Sand : – « Est-ce que depuis 89 on patauge ? Ne fallait-il pas patauger pour arriver à 48 où l'on a pataugé plus encore, mais pour arriver à ce qui doit être ». Flaubert : – « Vous m'affligez, vous, avec votre enthousiasme pour la république » (p. 364). Il doute du suffrage universel et d'un régime dont elle défend farouchement le principe égalitaire. Il lui oppose le concept de justice qu'il préfère et lui reproche un « catholicisme » larvé. Lorsque la guerre de 1870 est déclarée Flaubert broie du noir : « Moi, j'ai le coeur serré d'une façon qui m'étonne. Et je roule dans une mélancolie sans fond, malgré le travail, malgré le bon Saint Antoine qui devrait me distraire. Est-ce la suite de mes chagrins réitérés ? c'est possible. Mais la guerre y est pour beaucoup. Il me semble que nous entrons dans le noir ? » (p. 357). Saint-Antoine n'a que quatorze pages (p. 363) et Croisset est occupé. Patriote Gustave se dit prêt à prendre son fusil et s'engage comme infirmier à l'Hôtel Dieu de Rouen. Pendant l'été 1870, caniculaire à Nohant, Georges pour la première fois avoue être démoralisée. Aucun des deux ne soutiendra la Commune (que Flaubert compare au municipe romain) – ce qui étonne moins de lui méfiant de tous les débordements menaçant son équilibre matériel de « petit rentier » (comme il se dépeint) que de Sand eu égard à ses engagements passés. le brusque accès de fièvre qui saisit Paris leur paraît inopportun en pleine débâcle de la guerre franco-prussienne, les prend au dépourvu, les heurte, cas de la plupart des écrivains contemporains. Flaubert craint que la poussée de fièvre n'ouvre la voie à une nouvelle régression politique qui lui ferait regretter « Badinguet » c'est dire !

"Ah ! Si on n'avait pas le petit sanctuaire, la pagodine intérieure, où sans rien dire à personne, on se réfugie pour contempler et rêver le beau et le vrai, il faudrait dire : à quoi bon ?
Je t'embrasse bien fort.
Ton vieux troubadour"
(Sand à Flaubert, 28 janvier 1872)
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