À ceux qui sont partis, à ceux qui sont restés

Ils savaient si bien profiter de la vie. Pourquoi n'avais-je jamais appris à le faire ?

Mes enfants ont une mère iranienne, a admis oncle Mehdi avec un petit rire amer. Mais, comme elle tenait à bien parler suédois, elle a interdit aux enfants de parler farsi. C’était une idée fixe. Elle prétendait que ça les aurait handicapés parce qu’ils allaient être obligés d’apprendre encore d’autres langues européennes. “À quoi leur serviracette langue arriérée ? On ne la parle qu’en Iran et dans quelques autres pays encore plus arriérés ! Il vaudrait mieux qu’ils apprennent l’allemand ou le français.” Voilà ce qu’elle disait.

Mais les langues sont comme les êtres vivants. Elles changent et évoluent avec le temps. Certains mots viennent s’ajouter, d’autres disparaissent. La forme de chaque langue se modifie en fonction de l’époque. C’est d’ailleurs une des méthodes que les spécialistes utilisent pour dater les textes. Tu es partie depuis presque trente ans. Notre langue s’est transformée naturellement pendant ce temps, alors que la tienne est restée figée dans le passé. »
 

Sanaz était plus gaie et plus excitée que d’habitude. Elle filait devant nous comme si elle avait des ailes. Sa beauté m’avait frappée ces derniers jours et j’avais l’impression d’avoir vingt ans de plus qu’elle. Nader et Siroos l’ont rattrapée et je les ai entendus rire ensemble. De toute évidence, ils s’entendaient bien. Ils nous ont peu à peu distancés.

Je ne sais pas ce qu’ils pouvaient bien lui raconter pour la faire rire aux éclats, mais ces derniers temps, me semblait-il, il suffisait d’un rien pour la dérider. Sa façon de communiquer avec Michael était franchement cocasse. Elle s’était habituée à ce qu’il l’écoute en silence et n’attendait même pas qu’il réponde. Chaque fois qu’elle s’adressait à lui, elle haussait la voix et employait des mots simples, comme si elle s’adressait à un débile à moitié sourd. Puis elle répondait elle-même à ses questions, et Michael se contentait de hocher la tête en souriant.

Elles ne pratiquaient sans doute pas correctement leur religion à l’époque. Mais maintenant, elles se sont repenties et ont été ramenées sur le droit chemin. Le repentir est toujours possible. Je ne peux que regretter que plus de gens ne profitent pas de cette chance. 

Depuis la Révolution, ils sont devenus partisans d’un islam pur et dur. Ils considèrent que nous ne sommes pas d’assez bons musulmans.

La plupart des gens avaient beaucoup d’enfants à l’époque. Les familles d’un ou deux enfants seulement étaient rares. Chez nous, c’était un peu différent parce que les quatre premiers se sont succédé rapidement. Mais tu sais, Mahnaz, à part gronder les garçons, tu ne pouvais rien faire pour m’aider. Et je t’ai toujours défendue pour qu’ils t’obéissent. 

Je me suis toujours inquiétée pour mes parents. Je faisais des cauchemars à l’idée de ne plus les revoir. Mais je n’ai jamais imaginé que Kobra puisse vieillir ou mourir. Je l’ai toujours considérée comme un roc, comme quelqu’un qui pouvait m’accorder l’attention et l’affection dont j’ai manqué quand j’étais petite. 

La pauvre ! Elle montait la garde dans le jardin toute la nuit ! Elle s’imaginait que, grâce à elle, nous étions en sécurité. Il lui arrivait même de s’armer d’un bâton. Ça nous faisait rigoler. Je lui disais d’aller se coucher, j’essayais de lui faire comprendre que s’ils nous trouvaient, son bâton ne leur ferait pas peur. Mais elle refusait de m’écouter. Elle a même pleuré quand notre situation a été régularisée et que nous avons pu repartir. Elle disait qu’on allait lui manquer. »