J’ai toujours admiré ton bon sens, ta patience et ta foi. J’ai cru que tu avais accepté cette séparation, que tu t’y étais habituée. Mais depuis que nous avons commencé à organiser ces retrouvailles, je ne te reconnais plus. Tu ne manges plus, tu ne dors plus. Tu as maigri.
— Quelle mémoire ! Et toi qui te plains sans cesse de vieillir ! Moi, j’oublie toujours tout, alors que toi, toutes ces dates sont gravées dans ta mémoire.
— Ce sont les plus importantes de ma vie. Comment pourrais-je les oublier ? C’est comme les anniversaires de mes enfants ou la date de mon mariage. Mais ces dates-là sont celles de la séparation. De la première distance. Je me rappelle avec précision le jour et l’heure où Mohammad est parti, emportant un morceau de mon cœur avec lui. J’étais encore jeune et mes autres enfants m’occupaient beaucoup. J’avais de nombreuses responsabilités et il a bien fallu que je serre les dents et que je continue à vivre. Mais je ne me suis jamais remise de ce chagrin.
Je sais que vous avez tout fait à la perfection, mais je n’y peux rien. J’ai les nerfs à fleur de peau. Mon cœur palpite quand je pense que ce soir, je reverrai tous mes enfants. C’est comme si je tombais d’une falaise. Ça fait vingt-huit ans que j’attends ce jour. Je n’ai cessé de penser à ce moment, je l’ai préparé, j’ai répété tout ce que je dirais à chacun.
C’est en moi que quelque chose a changé. Le monde est peut-être plus ou moins pareil en tout lieu, plus beau sans doute en certains endroits qu’ailleurs. Mais moi, je me sens différente. Ma place est là-bas. Pas ici. Même si j’ai envie de tout découvrir, je sens une distance. Ici, je ne suis qu’une observatrice. Je ne sais pas très bien comment t’expliquer ça. »
Il m’a regardée avec surprise et ses lèvres se sont retroussées involontairement dans un petit sourire narquois.