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Critique de SebastienFritsch


40 ans, l'âge du bilan, le moment pour mettre de l'ordre dans sa vie. Cela s'impose encore plus quand on ne sait pas quoi faire de cette vie : continuer le théâtre ou écrire ? Quitter son mari ou résister aux autres hommes ? Rester fidèle à ses idées de gauche ou les renier à cause de Staline ? Rester en vie où se suicider ?
À 40 ans, Goliarda doit mettre de l'ordre dans tout ça. Mais, comme elle l'écrit : "Il n'y a rien à faire : pour faire de l'ordre, il faut d'abord toucher le fond du désordre". Alors elle y plonge, dans son désordre intérieur, et décide d'aller jusqu'au fond, à savoir l'enfance.
C'est le coeur de cette Lettre ouverte (son mari, le théâtre, Staline et le suicide n'existent pas encore pour elle). Et qui y a-t-il de plus désordonné que l'enfance? C'est un fatras de souvenirs, qui nous reviennent sans logique, sans respect de la chronologie, sans hiérarchie, puisqu'un détail mineur peut nous avoir marqués, tandis qu'un événement historique peut nous être passé à mille lieues au-dessus de la tête.
L'enfance c'est aussi un embrouillamini de doutes et de questions, sur la famille, la religion, l'attirance et les sensations que l'on peut éprouver sans vraiment les comprendre. Et tout cela devient encore plus complexe quand on a, comme Goliarda, une famille recomposée avec une multitude de demi-frères et demi-soeurs plus âgés, auxquels s'ajoutent des amies du village et se retranchent des morts, fauchés précocement par une maladie ou un accident. Et le désordre augmente encore quand la mort elle-même devient un jeu, quand les défunts reviennent pour offrir des cadeaux ou faire des farces aux vivants, quand les vivants brisent les frontières, s'invitent dans des lits dont la morale leur interdit l'accès, cette même morale qui s'élève contre les "crimes" de Goliarda, qui a embrassé une autre fille ou s'est laissé prendre la main par un garçon qui voulait la consoler à la fin d'un enterrement.
Ajoutez à cette réalité déjà confuse le cinéma, l'opéra, la lecture, les légendes siciliennes et le désordre de cette enfance sera complet.
En toute logique (si l'on peut encore en trouver) ce livre est l'expression de ce désordre : les époques se confondent, les personnages se mélangent, morts ou vivants, vivants faisant le mort (en résistant même aux chatouilles) et morts revenant parler aux vivants, adultes et jeunes (dont l'âge n'est jamais très clair), membres de la famille et personnages de fiction. Cette Lettre ouverte n'est donc pas un texte facile et mérite sans doute une relecture ; mais il porte néanmoins les marques du talent de Goliarda Sapienza : une plume précise et poétique, qu'elle soit descriptive ou onirique ; une liberté de ton, dissimulée ici sous l'innocence d'une enfant qui expose naïvement des faits qu'elle ne comprend pas ; un talent de conteuse, ouvrant pour nous la malle aux trésors des légendes et traditions de Sicile, mêlées de l'histoire cruelle de l'Italie rongée par le fascisme et la guerre ; une capacité inégalable à faire naître des réflexions, sur la religion, la politique, le sexe, la culture, le poids des traditions, la liberté...
Alors même si j'ai été moins transporté que lors de ma lecture de l'Art de la joie et que j'y ai senti un peu moins la douce poésie de Rendez-vous à Positano, je ne peux nier que ce texte, comme les deux autres, est traversé par le tempérament puissant de Goliarda Sapienza et porté par sa voix unique. Deux excellentes raisons d'aller visiter son désordre intérieur (et de prolonger l'expérience par les deux parties suivantes de son autobiographie).
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