On meurt pour laisser le meilleur de soi-même à ceux qui ont su vous connaître.
Note de l'éditeur
(...) Pour ce qui est de la vie de Goliarda Sapienza,inutile de s'attarder ici sur ses années d'apprentissage et sur le canevas redoutable d'une famille sicilienne mêlant la beauté à la violence, l'engagement à la folie, la culture au non-dit.Il n'est pas plus nécessaire de détailler
l'expérience traumatisante de Sapienza pendant la guerre,celle désenchantée du théâtre, l'échec de son couple avec CitoMaselli,la disparition de la figure écrasante de sa mère, sa dépression ,les conséquences désastreuses d'un internement psychiatrique et de séances d'électrochocs qui la laissèrent dévastée. La connaissance désormais acquise de ces éléments biographiques- alors qu'ils ne sont souvent évoqués que de manière elliptique dans Lettre ouverte-donne de fait une toute autre ampleur au courage de l'auteure pour sortir du carcan que fût sa première vie,celle d'avant l'écrit. Acculée par ses contradictions,ses traumatismes et ses peurs,Sapienza à décidé de faire face et de se confronter au chaos de son passé. ( p.6)
C'est ainsi que moi,à partir du soir où je découvrais que ce petit paysan qui regardait le ciel en s'appuyant sur sa bêche était devenu Galilée, et que ce minuscule pêcheur dans cette barque secouée par les vagues de la mer en pleine tempête, était Christophe Colomb,j'étais prise d'une telle admiration que je m'approchais des vitres précieuses et les baisais avec respect.Je découvris plus tard que c'était ma première prière. Je devais devenir comme eux,moi aussi.Mais que peut devenir une femme ?Toutes les femmes qui passaient par chez nous étaient mariées à des prisonniers et des domestiques : elle seule,ma mère étudiait, et alors il fallait que j'étudie moi aussi pour devenir comme elle (...)
( p.51)
Mais quand elle est morte,le remords de ne pas avoir suffisamment pris soin d'elle m'a assaillie nuit et jour.Il a fallu dix ans pour que je comprenne le sens de ce remords.J'avais été une bonne mère, mais je m'en voulais d'avoir,par mes soins,prolongé son agonie de deux ou peut-être trois ans.Ma façon de la soigner était une vengeance. Enfin je l'avais en main,cette femme qui m'avait dominée toute la vie: je pouvais la laver,la tenir dans mes bras,la caresser: elle qui auparavant était si avare de tendresses.(...) Je me vengeais en lui faisant voir comment on prend soin d'une fille: en le lui faisant voir à elle,qui ne s'occupant que de mon esprit m'avait pour le reste négligée de toutes les façons. (p.200)
"POURQUOI ES-TU ALLÉ EN
AMÉRIQUE ?" Parce qu'ici il n'y avait pas de travail:pour chercher fortune. "Et tu as fait fortune ?" " Sûr que je l'ai faite; mais comme je ne sais ni lire ni écrire ,je me la suis fait faucher." Arrivé à ce point, il baissait les yeux et ne disait plus rien.Mais après il cherchait dans ses poches."Tiens,vas t'acheter le journal et lis,lis comme ta mère,." J'interrogeai le professeur Jsaya sur sa fortune faite en Amérique.
"Nunzio a raison. On l' a roulé, non tant parce qu'il ne sait pas lire et écrire, qu'à cause du sentimentalisme, de la nostalgie qui prend les pauvres quand ils sont loin de chez eux.Les préjugés. Il a raison : quand on ne sait ni lire ni écrire, comme il dit,il est plus difficile de se débarrasser de toutes ces choses. (p.187)
Sauf que depuis de nombreuses années je me mets à trembler avant même qu'un geste, une exclamation, un regard ne révèle l'autre versant de notre personnalité que nous essayons de cacher aux autres.Ou à nous-mêmes.?
(p.25)
Excusez-,moi encore, mais j'ai besoin de vous pour être en mesure de me débarrasser de toutes les choses laides qu'il y a ici dedans. En parlant,à la réaction de ceux qui vous écoutent, on peut comprendre ce qu'il faut garder et ce qu'il faut jeter. J'ai besoin de vous pour me libérer de toutes les choses inutiles qui emplissent cette pièce. J'ai la bouche pleine de leur poussière. Je parle d'un minimum d'ordre,pas de vérité. (p.14)
Il suffit d'un nom, d'une heure de soleil, d'un arbre, d'un visage entrevu dans un coin pour qu'en dépit de nos décisions l'émotion nous saisisse avec ses tentacules de pieuvre, et nous ne pouvons qu'être passifs sous son étreinte molle et happante.
Il n'y a rien à faire : pour faire de l'ordre il faut d'abord toucher le fond du désordre.
*
Une "première" [de théâtre] est comme une naissance. Et quand le rideau tombe, sur la dernière réplique du comédien, c'est comme un enterrement, entre le parfum des fleurs et le putride des serrements de mains, des embrassades, des larmes. Bref, quand l'homme a inventé le vin, le parfum, il a inventé aussi ce concentré d'actions, de passions, cet extrait de vie. Pour l'avoir en mains au moins deux heures.
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Je ne sais pas ce qu'est l'amour entre un homme et une femme : je ne sais pas comment il nait, pourquoi il naît, comment il meurt. Je sais seulement qu'il y a beaucoup de malentendus dans ce mot. Enormément. Il est enseveli sous des montagnes de détritus.
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Le soupçon me vient de n'avoir jamais rien compris de l'amour, parce que de tous les mots, celui-ci étant chargé de vie et le plus libre, il peut devenir un levier dangereux pour la recherche de soi, et donc l'instrument à travers lequel se démasquent de fausses idées, de fausses lois, de fausses limitations, physiques et morales. Voilà la raison pour laquelle "amour" est le mot le plus dénaturé, emprisonné dans les barreaux des codes légaux, par des censeurs, des hommes politiques et des médecins vendus à l'ordre. Stendhal l'avait dit, mais comme toujours quand un vrai rebelle élève la voix,
la société, suivant l'exemple de l'Eglise, le célèbre avec des notes, des études, des essais, des reconnaissances officielles : elle le met sous des vitres précieuses, des cadres incrustés de joyeux, sur un bel autel bien haut, de telle façon que bien peu de peuvent avoir l'agilité de faire un saut pour le rejoindre, le tirer en bas et le regarder dans les yeux. Filtré de la sorte, son cri nous arrive comme une lumière morte, détachée d'une planète morte dix, vingt mille siècles auparavant. L'amour a subi le même sort.
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Je vous laisse un moment : avec ce peu d'ordre que je suis arrivée à faire autour de moi. Je voudrais me taire pour quelque temps, et m'en aller jouer avec la terre et mon corps. Au revoir.