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Critique de berni_29


Sans l'invitation d'une fidèle amie Anna (@AnnaCan) que je tiens à remercier pour cette lecture commune, je ne serais pas allé de sitôt à la découverte de cet auteur américain Thomas Savage que je ne connaissais pas, ni de ce livre qui est peut-être son roman-culte, le pouvoir du chien. S'il fallait définir le genre littéraire de ce livre, j'évoquerai celui de western, encore que ce ne soit pas tout à fait un western littéraire au sens propre du terme.
Ici les grands espaces du Montana sont bien au rendez-vous, ils occupent une place prépondérante dans le récit, se dessinant avec les Rocheuses comme ligne d'horizon et les premières collines couvertes d'armoises.
Les cow-boys sont bien présents, c'est un univers masculin qui prévaut dans une ambiance rude et virile qui sied à ce décor hostile et majestueux et qui façonne les caractères, avec des chevaux, des vaches, des veaux, des chiens, des fusils, des clôtures et des propriétés. À certains endroits existent encore des territoires non clôturés où les Indiens peuvent revenir à leurs terres ancestrales, célébrer la mémoire des anciens.
L'arrivée de l'automobile marque juste le changement de l'époque, la conquête de l'Ouest américain est déjà bien accomplie.
Pourtant les cavalcades furieuses qu'on rencontre d'ordinaire dans les westerns laissent place ici à des paysages d'une plus grande intériorité mais tout aussi vertigineux, puisqu'il s'agit de l'âme humaine et de ses tréfonds ; nous allons approcher ce paysage au travers des relations interpersonnelles des personnages centraux du récit.
Le ton est donné dès le début.
L'histoire qui nous est racontée débute en 1924 et nous faisons la connaissance de deux frères qui tiennent un ranch, Phil et George Burbank. Pendant de longues années, ce sont les parents de Phil et de George, ceux qu'on appelle « le Vieux Monsieur » et « la Vieille Dame » qui l'ont dirigé. Venus de l'Est, ils ont fait fortune dans ce coin de l'Ouest. Quand le roman commence, ils passent une retraite paisible à Salt Lake City. Les Burbank sont les éleveurs les plus riches, les plus puissants de la région.
Phil et George ont la quarantaine. Bien que frères, ce sont deux modèles d'opposition. Phil est l'archétype du cow-boy, beau, macho, brillant, extrêmement doué, mais méprisant et brutal aussi envers tous ceux qui ne partagent pas ses valeurs et son mode de vie, c'est-à-dire les Indiens, les Juifs, les « Négros », les femmes et ceux aussi qu'il ne cessent de nommer les « chochottes ». À l'inverse de son frère, Georges est beaucoup moins flamboyant, il est effacé, flegmatique, presque terne, il apprend les choses avec lenteur, il a de la compassion pour les gens, ne les jugeant jamais. On pourrait dire de lui que c'est un brave homme. Bien que différents, les deux frères pourraient s'entendre. En apparence Phil et George s'entendent bien, en apparence seulement car il faut tenir le ranch, gouverner les hommes et les bêtes.
En apparence seulement...Longtemps après le départ de leurs parents pour Salt Lake City, ils continuent cependant de partager la même chambre...
Seraient-ce les figures de Caïn et Abel revisitées à la manière d'un western ? Pourtant, Ce serait trop simple de n'y voir que les oppositions manichéennes du bien et du mal, entre la cruauté et la bonté, c'est bien plus subtil.
Nous allons suivre la relation de ces deux personnages, entremêlée à deux autres, quand George s'éprend de Rose la veuve d'un médecin et l'épouse, elle vient habiter au ranch avec son fils Peter, un être doté d'une grande sensibilité artistique et qui aime les fleurs comme sa mère.... C'est à ce moment-là que les choses vont commencer à se dégrader, mais ne l'ont-elles pas commencé déjà depuis longtemps ?
La tension est peu à peu latente, qui invite ces quatre protagonistes sombres et magnifiques à entrer comme sur une scène théâtrale, la dramaturgie se met en place dans une sorte de huis-clos à la rare intensité psychologique, au milieu des grands espaces du Montana.
À ce stade de ma lecture, j'ai aimé observer des personnages campés avec beaucoup de sobriété mais aussi d'intensité. Ils sont peints avec justesse, dans le choix des mots, dans des scènes quotidiennes qui offrent beaucoup de réalisme. L'écriture joue pleinement son rôle dans ce chemin narratif construit pas à pas.
Thomas Savage sait trouver le mot juste pour dire un coeur jaloux ou épris de haine, l'attente et la peur, le bruit des pas de celui qui marche dans la pièce d'à côté, le désir terré dans le ressentiment, un geste apprenant qui tresse un lasso de cuir, des mains calleuses qui sont éprises de caresses, le souvenir du temps d'avant et qu'on voudrait immuable, celui d'une amitié particulière, le rêve abîmé d'un enfant Indien, les aubes palpitantes, les crépuscules enflammés, le vent dans le paysage et le paysage dessinant la fuite d'un chien parmi des buissons d'armoises... Ce sont souvent des scènes qui évoquent plus qu'elles ne disent, rendant encore plus belle et plus forte la puissance d'évocation.
Thomas Savage est un formidable peintre impressionniste dans sa manière d'agencer ces images, saisir la condition humaine, suscitant ainsi sans doute cette émotion qui m'a emporté.
Le tour de force de Thomas Savage est de nous faire appréhender ces personnages de l'intérieur, avec leurs forces et leurs faiblesses, leurs doutes et leurs contradictions.
Parmi ces personnages, je me suis parfois surpris à être séduit, fasciné par celui qui est de toute évidence le plus odieux, Phil. Est-ce parce qu'il est brillant d'intelligence ? Est-ce parce qu'il sait exercer un pouvoir sur les autres, ses proches, sur les lecteurs aussi, sur moi ? Parfois j'ai été affolé de me retrouver dans sa tête et dans inconfort...
Le ressort de la personnalité complexe de Phil se dessine peu à peu par petites touches suggestives. C'est fait avec brio. Ce personnage est ambigu à plus d'un titre.
Pourquoi Phil éprouve-t-il de la haine et du mépris pour certaines personnes souvent des personnes faibles ou fragiles ?
Que cachent ses propos blessants, sous les traits d'un éleveur viril et homophobe, rustre et crasseux ?
Thomas Savage a fait porter la méchanceté sur le personnage qui paraît le plus « éclairé ». C'est l'une des nombreuses subtilités du roman.
Ce serait trop facile de juger ainsi Phil, sans deviner l'autre partie, le versant de ce rustre malodorant qui se cache derrière cette image. Qui est-il vraiment ? C'est peut-être là aussi un des chemins intéressants du livre, derrière cet éleveur viril et homophobe ? Où sont ces failles ?
« Il avait détesté le monde par crainte que le monde ne le déteste le premier. »
En face, j'ai été touché par le désarroi et la douleur de Rose qui perd pied dans le décor, qui perd pied parce que Phil n'accepte pas qu'elle soit là. J'aurais voulu la retenir par mes bras avant qu'elle ne trébuche, qu'elle ne tombe...
Les non-dits traversent ce roman de part en part, de manière souterraine et Thomas Savage se plaît à les égrener sous nos yeux, à nous offrir en même temps ce pouvoir magique de les comprendre, ces non-dits, ces gênes, ces faux-semblants, ces questions restées sans réponses dans le silence des regards, ce qu'on voudrait refouler, cacher à jamais...
C'est une tragédie puissante, intemporelle, il y a ici le ressort narratif d'une tragédie antique. J'ai rencontré dans ce texte un sens aigu de la dramaturgie qui vient fixer le décor et ses personnages dans un imaginaire qui nous prend par la main, que dis-je - nous happe, nous offrant l'opportunité de saisir la sensualité et l'humanité dans cette noirceur humaine.
J'en suis ressorti chaviré.
Pour mon plus grand plaisir, le western s'est transformé en thriller psychologique de toute beauté.
C'est beau, c'est grandiose, jusqu'au dénouement qui est d'une sidération totale et qui obligerait presque à relire le livre pour comprendre mieux l'enchaînement des faits.
Cassant les codes du genre, ce western littéraire s'est imposé contre toute attente en tant que classique de la littérature américaine et c'est merveilleusement mérité.
Je referme la dernière page de ce roman que j'ai trouvé fascinant et poignant de bout en bout, c'est comme une porte qui continue de battre dans le vent des Rocheuses. Il y a peut-être là-bas encore un chien qui court parmi le fouillis des buissons d'armoises. Je suis sûr qu'en me penchant au-dessus des pages, j'arriverai à saisir son haleine, moi aussi.
Le pouvoir du chien est une lecture qui continue de résonner en moi et qui restera inoubliable, je le sais déjà.
Merci Anna pour cette découverte.
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