Ce regard… Je n’en avais jamais vu de semblable. On aurait cru que ce démon était dévoré par un brasier intérieur, car ses pupilles énormes avaient la couleur des flammes
J’étais frappée d’un accès de mélancolie à chaque crépuscule. J’ignorais pourquoi, mais cette brève débauche de couleurs vives, ces roses qui viraient au violet puis au noir, me plongeait dans un état de tristesse indicible.
Pourquoi te borner à rester vivre dans ce palais, revivant sans cesse la même morne journée ? poursuivit-il. Au lieu de n’être que princesse, la fille d’une prêtresse folle, tu deviendrais reine ! Au lieu d’un bassin artificiel au milieu d’un jardin, tu aurais mille lacs et toutes les forêts du Nòttlandt pour courir ! Au lieu de te contenter de l’affection d’animaux, tu pourrais avoir un époux et fonder une famille ! Relis-tu sans cesse la même page du même livre, sans jamais aller jusqu’à la fin ? Personne ne fait cela !
Je tendais précisément à cela. Me Mortifier, me flageller, me lapider. Perdre ce qu’il restait de mon âme dans de vaines rêveries, à propos d’un destin fantasmé, aussi idyllique que celui-ci était morne. Perdre tout goût à l’existence et pouvoir décider de partir, convaincue que ce que la vie avait de meilleur à m’offrir appartenait au passé.
Sous la masse de ses cheveux d’un rouge presque noir qui nous isolèrent telle la ramure d’un saule pleureur, j’approchai mon visage. Fascination et répulsion. Plus rien autour n’exista pendant quelques secondes.
Je me déshabillai puis me frayai un chemin dans les nénuphars nains, qui attendaient paresseusement la caresse du soleil boréal pour s’épanouir. Je ne ressentais ni amour, ni haine. Mon corps était de pierre. Le trop-plein d’émotions contradictoires l’avait endurci, comme l’alchimiste chauffait l’antimoine pour le faire vitrifier. J’étais déjà si gelée en dedans que l’eau ne me sembla pas si froide. J’aurai pu jurer que rien de ce qui s’était passé depuis mon arrivée en Nòttlandt n’avait été réel. Qu’il s’agissait d’un de ces rêves dont l’on émergeait l’esprit embrumé. La fatigue et la faim aiguisaient mes sens mais troublaient aussi mes pensées