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Critique de Antyryia



Saviez-vous que je pouvais ressusciter les morts ?
Dans le cadre professionnel, il m'arrive d'avoir des notaires au téléphone, qui n'arrivent pas à télédéclarer la tva mensuelle de leur client.
Celui-ci a beau être décédé, sa succession est toujours en cours, et il continue donc à percevoir des loyers ( le plus souvent ) qu'il faut bien régulariser auprès du fisc.
Alors Antyryia, dans ces cas-là, tapote sur son ordinateur, supprime la date de décès, réactive du même coup toutes les obligations déclaratives, et permet à l'office notariale de payer les dettes du défunt, sur des revenus qu'il continue à percevoir depuis l'au-delà.
Comme un petit miracle, avant de les tuer de nouveau.
Bon, il y aussi eu la fois où j'ai affirmé à un comptable que son client était mort depuis quelques mois, alors que celui-ci l'avait pourtant vu la semaine précédente, et ne voulait donc pas me croire.
L'ordinateur pouvait-il me mentir ?
Renseignements pris, je me suis aperçu que nous avions effectivement assassiné cet usager en lieu et place d'un de ses homonymes.
Celui-là, je n'ai pourtant jamais réussi à lui rendre cette vie qu'il n'avait pourtant jamais perdue.

Si j'évoque ces anecdotes, ça n'est pas spécialement pour souligner les absurdités de l'administration.
J'y suis moi aussi confronté comme tout un chacun, et ce des deux côtés de la barrière. Avoir une nouvelle pièce d'identité notamment a été le pire parcours du combattant de mon existence.
Ce désagrément va également arriver à Denis Chapuis quand il va pointer à l'ANPE. Son interlocteur, monsieur David Pelletier, va lever la tête plusieurs fois vers lui avant d'en conclure que ses données informatiques sont erronées, que son chômeur semble toujours bel et bien en vie, et il va donc devoir constituer un nouveau dossier.
"Ca veut dire que vous êtes décédé. Enfin, c'est pas grave ... on a du vous confondre avec un mort."

Il y a une semaine encore, je n'avais jamais entendu parler de Jacky Schwartzmann, mais sa venue imminente au salon du livre d'expression populaire et de la critique sociale à Arras le premier mai 2018 et son prix transfuge du meilleur espoir polar pour son dernier roman m'ont donné envie d'en savoir plus.
Demain c'est loin a été publié en 2017 aux éditions du Seuil dans la collection Cadres noirs, qui publie déjà Franz Bartelt, Sam Millar ou Thomas H. Cook. Excusez du peu.

Bad Trip est davantage une novella qu'un court roman : 140 pages imprimées en gros caractère qui évoquent non seulement les dysfonctionnements administratifs mais aussi ceux de l'Etat dans son rôle social.
Publié en janvier 2008, on peut facilement imaginer que le président Masaryk qui gouverne la France dans le roman est un duplicata de Nicolas Sarkozy, de même que Mycose qui présente la Star'Ac a un alter égo qui se prénomme Nikos dans notre réalité.

Denis Chapuis, c'est l'anti-héros par excellence.
A trente-quatre ans, il n'a jamais travaillé. Si l'on excepte son activité de dealer de shit et d'herbe. Mais sur un CV ça ne fait pas forcément sensation, malgré un talent né pour le commerce.
Il est marié à Brigitte, l'amour de sa vie, victime d'un cancer du vagin qui ne peut être soulagé que par l'absorption massive de skunk ( une variété de cannabis ) qu'il se procure en pharmacie.
"Les douleurs dans le vagin de Brigitte étaient de plus en plus insupportables."
Impossible avec leurs revenus de la faire hospitaliser, chaque euro dépensé est comptabilisé et il est strictement impossible de s'offrir une mutuelle. Alors ils font avec les moyens du bord.
C'est à dire avec leur revenu minimum d'insertion et leur allocation logement.
Mais même en faisant leurs courses à Lidl, il est impossible de faire face au loyer, aux factures d'eau et d'électricité, aux courses alimentaires et à cette dépense onéreuse supplémentaire de beu.
"On avait mille dix-huit euros et quarante centimes pour vivre, avec cinq cent vingt euros de loyer."
Il ne leur reste donc pas énormément de solutions.
La première, c'est l'emprunt.
"La Banque Populaire était dressée comme une grande gueule, elle avalait des gens normaux et elle recrachait des gens imbibés d'agios."
Et la seconde, c'est de trouver un emploi qui permettra à Denis de rembourser leurs dettes, et qui sait, de pouvoir prendre des vacances ?

La pauvreté est ici décrite avec certains stéréotypes dans son aspect le plus crasseux, le plus sordide, le plus misérable. Avec un humour désabusé et mordant.
"L'argent, c'était pas mon pote. Dire qu'il y a des mecs qui gagnent en un mois ce que gagne un ouvrier en quarante-deux annuités."
Avec toute l'absurdité du système, particulièrement à cette époque où régnait le slogan "travailler plus pour gagner plus".
Denis est alcoolique et boit tous les jours une dizaine de Grafen Walder ( la bière de Lidl ). Il achète des cigarettes, à un prix qui était déjà prohibitif à l'époque, tant pour sa propre consommation que pour pouvoir rouler des joints à sa bien-aimée. Il passe régulièrement ses soirées au bar où son ardoise augmente de jour en jour.
Ses seules comptétences sont ses capacités à connaître et obtenir toutes les aides auxquelles il a droit.
Sa femme, qui a du mal à marcher, passe la majorité de ses journées devant la télévision, à s'abrutir de programmes de téléréalité. Sa vie s'arrête aux nominés de la semaine qui vont peut-être quitter le château de Dammary-les-Lys au terme du prime time.
Quand elle ne dort pas, assommée par la beu.
Des rebuts de la société.
Le genre de personne dont on dit tout bas parce que ce n'est pas politiquement correct qu'elles devraient trouver un boulot plutôt que de vivre aux crochets de l'Etat.
Jusqu'au jour où Denis trouvera un emploi de plongeur dans un restaurant, payé au smic. 50 heures de travail payées 39 où il est exploité, insulté ... mais un travail quand même. Haut les coeurs !
"Vous n'appartenez plus à cette couche de merde qui attend tout de l'Etat sans rien lui donner en retour."

Et on en arrive ainsi à toute l'absurdité du système économique français, dénoncé ici, chiffres à l'appui.
Certaines personnes, généralement considérées comme assistées, ne feraient même pas l'effort de chercher un travail parce qu'elles gagneraient quasiment autant à ne rien faire qu'à travailler.
Une aberration sociale quand cette façon de procéder est volontaire, calculée. Redistribuer l'argent, oui, mais à certaines conditions, en respectant le bon sens.
Vraiment ?
Si on prend l'exemple de Denis et de son nouveau salaire mensuel de 980,28 € par mois, il doit en échange de cette générosité affronter la contrepartie. C'est à dire la diminution des aides au logement ou du RMI de son épouse.
Gain net pour le couple pour ces cinquante heures de travail hebdomadaire ?
200 € mensuels.
"Et en attendant la taxe d'habitation, dont je ne serais plus exonéré."

Sans pour autant proposer de solution, Jacky Schwartzmann met le doigt sur l'aberration du système de répartition des richesses, lui qui a connu les deux extrèmes ( suite au divorce de ses parents, il a fréquenté aussi bien les quartiers sensibles que le riche centre-ville de Besançon ), avec beaucoup d'humour noir et d'ironie grinçante.
Il dénonce également ce qu'il appelle "l'impôt sur la pitié" en faisant référence aux journées téléthon, sidaction, restaus du coeur qui font de vous un salaud si vous ne donnez rien.
L'histoire ne s'arrête pas là et il arrivera encore quelques mésaventures à Denis, toujours aussi aberrantes, avec un final particulièrement noir.

Ce court roman est donc vraiment très prometteur, mais assez irrégulier. Certains passages sont inventifs, amusants, ou font désespérément réfléchir ; mais d'autres sont un peu moins indispensables. et laissent quand même une impression d'inégalité dans cette succession d'évènements et d'interrogations qui ne présentent pas toujours le même intérêt.
En tout cas, non seulement Bad trip fait passer un moment aussi agréable que dérangeant, mais en outre il en reste quelque chose après la lecture, et c'est bien là le principal.
Jacky Schwartzmann sera un auteur de plus à suivre.

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