Vous estimez peut-être que quiconque refuse d'être votre esclave vise à devenir votre maître.
_ Tu es très beau.
Il la dévisagea d'un air qui lui demeura opaque, mais qui lui rappela la première fois où elle avait demandé à Loharri de lui donner sa clef.
_ Il y a moins d'une heure, je me disposais à te frapper, énonça-t-il dans un murmure. Sans les gargouilles, je t'aurais tuée; tu ne serais plus qu'un tas de ressorts et de rouages. Qu'est-ce qui te prend de parler ainsi?
Mattie s'avisa qu'elle avait gaffé.
_ Tu ne m'as pas tuée, pourtant. Tu n'es pas mon ennemi.
Il secoua la tête.
_ Comment es-tu devenue Alchimiste, d'ailleurs? Et pourquoi les gargouilles t'ont-elles choisie?
_ J'y tenais. Tu es devenu Mécanicien parce que élevé par une mère Alchimiste. Je suis devenue Alchimiste parce que créée par un Mécanicien.
"Les gens viennent de la terre et y retournent après leur mort. Ils deviennent de la terre. Les gargouilles sont nées de la pierre. Elles en deviennent donc."
_ Bon, parlez-moi des gargouilles. Vous en avez croisé, je parie?
_ Oui.
Mattie se demande ce qu'elle pouvait divulguer.
_ Une fois seulement. Elles se cachent durant la journée et on ne les aperçoit qu'à la nuit, mais de loin et à condition de les chercher. Ou du moins c'était le cas jusqu'à présent: elles nichaient sur les toits du Palais.
_ Oui, je les ai vues. Mais elles ne bougent pas. Difficile de dire lesquelles sont vraies.
_ Toutes. La plupart sont changées en pierre. Certaines se déplacent encore, mais finiront aussi par se transformer.
_ Nous devenons tous ce qui nous a donné naissance, déclara Niobé.
Ses souvenirs possédaient une forme. Certains étaient oblongs et doux, telle l’extrémité d'une épaisse couverture roulée sous la joue d'un dormeur, d'autres présentaient des bords tranchants qu'il fallait considérer avec prudence pour éviter de se blesser ou apparaissaient comme des cônes, des cubes, des articulations en métal, des plumes de paon, si bien que le désordre sous son crâne empirait chaque jour à mesure qu'elle accumulait ces articles malcommodes, tout comme Loharri accumulait des détritus dans son atelier.
Pour se rappeler, elle pouvait laisser la réminiscence venir à elle quand les bruits et les images alentour bousculaient et détouraient certaines des formes ; sinon, elle devait choisir dans l'amas, sans garantie de localiser le souvenir pertinent au milieu du chaos.
Faute d'ustensile, elle écrasa tant bien que mal les figues avec ses doigts en murmurant les mots secrets appris d'Ogdéla-des mots qui, selon sa tutrice, guérirait le cœur du monde à condition de les prononcer avec une conviction suffisante.
Du coup, je m’interroge: faut-il un désastre pour nous rassembler? Sommes-nous si égoïstes, si recroquevillés sur nos petites vies personnelles? Cette société a-t-elle encore une raison d’exister?
Je vous jure que ma féminité est aussi enracinée que la vôtre.
- C'est le nœud du problème. Voilà pourquoi il importe de tenir un journal et de noter chaque transformation afin de pouvoir la recréer, et la partager avec le reste de la société.
(P. 136)
Sur ces entrefaites, Mattie prit congé. Elles sortait quand il lui vint à l'idée que, par gentillesse pour Loharri, elle aurait pu lui offrir ce qu'il voulait sans oser le demander : toucher ses cheveux, écouter tictaquer son cœur. Elle aurait pu lui tenir compagnie dans le noir, aux heures mortes entre nuit et aube où ses démons le torturaient. Il aurait peut-être évoqué ce qu'il taisait d'habitude : pourquoi il l'avait fabriquée, et pourquoi la volonté de sa création de vivre seule, d'étudier, de se détacher de lui, le déprimait à ce point. Le problème, c'est qu'elle préférait ignorer les réponses à ces questions.