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Critique de Alzie


A une époque où les vols longs courriers n'existaient pas encore, Victor Ségalen, âgé de vingt-cinq ans et devenu médecin de la marine, est affecté en Polynésie française. Il embarque au Havre le 11 octobre 1902 à destination de New-York, puis traverse les Etats-Unis par le train jusqu'à San Francisco où la fièvre typhoïde le retient deux mois. le voilà enfin à Papeete en janvier 1903 prêt à embarquer sur l'aviso "La Durance" pour sillonner le Pacifique.

Avant son départ, Rémy de Gourmont lui a glissé : « Essayez donc là-bas de voir Gauguin ». le peintre vit maintenant aux Marquises dans l'île de Hiva-Oa, à plusieurs jours de goélette de Tahiti. Les dernières nouvelles sont mauvaises, il est malade, ne peint plus, est en difficulté avec l'administration locale et vient d'être condamné à trois mois de prison. "La Durance" appareille pour l'archipel des Pomotou, puis pour la Nouvelle-Calédonie, en avril/mai. Mais Gauguin meurt le 8 mai 1903 et Victor Ségalen ne le rencontrera pas vivant.

Ce n'est qu'au mois d'août suivant que " La Durance" aborde l'île de Nuku-Hiva dans l'archipel des Marquises, où tout ce qui avait été trouvé dans le faré de Gauguin après sa mort, avait été rassemblé chez le gouverneur. Victor Ségalen, retrouve dans les papiers du peintre, ses cahiers dont l'un est dédié à sa fille Aline : " A ma fille Aline, … Notes, éparses, sans suite comme les Rêves, comme la Vie toute, faite de morceaux." Il découvre également ses dessins, albums et les courriers réguliers reçus de son ami Georges Daniel de Monfreid, dernier fidèle parmi ses amis.

Victor Ségalen est entré très vite en contact avec Georges Daniel de Monfreid et lui dresse dans un courrier du 29 novembre 1903, l'inventaire de ce qu'il a pu sauver de la vente publique qui eut lieu à Papeete après la mort de Paul Gauguin. Des toiles : trois tahitiennes détachées sur un ciel de chrome, acquises par un de ses amis, et un autoportrait de l'artiste à mi-torse avec en épitaphe "Près du Golgotha" qu'il conserve, ajoutant : "J'ai en outre acquis : un second portrait de Gauguin, plus récent. Deux études faites en Bretagne, et une grande toile d'une vision tahitienne rare : sur un lointain cobalt passent - lents, avec les gestes qui évoquent les Puvis - des indigènes ambrés".

Ce livre est un ensemble littéraire cohérent où alternent des extraits de journal, des textes, des correspondances et d'autres projets d'écriture de Victor Segalen, qui met en lumière une extraordinaire proximité de conscience entre deux artistes "contemporains de Polynésie" qui ne se connaissaient pas et dont l'un vient de disparaître : l'écrivain et voyageur Victor Segalen (1878-1919) et le peintre Paul Gauguin (1848-1903). Une rencontre posthume importante pour Victor Ségalen, sans doute inoubliable, dont les lignes, tout imprégnées d'une empathie profonde pour la culture Maorie se nourrissent soudain de la peinture tahitienne de Gauguin et emportent le lecteur dans un dépaysement complet aux antipodes. Au-delà de la puissance évocatrice et poétique des mots, l'auteur y invite à partager une méditation profonde, aux accents funèbres parfois et presque métaphysiques, sur l'univers.

"Je puis dire n'avoir rien vu du pays et de ses Maoris avant d'avoir parcouru et presque vécu les croquis de Gauguin" (lettre du 29 novembre 1903 à Georges Daniel de Monfreid).

"Gauguin dans son dernier décor" qui donne son titre au livre est celui de l'un des textes, particulièrement émouvant, de Victor Ségalen, parmi ceux que rassemblent les éditions Fata Morgana (1986) dans ce tirage de qualité - mille exemplaires sur un très beau papier vergé crème. Ecrit en janvier 1904, ce texte avait été publié dans le Mercure de France en juin de la même année. Ségalen y décrit, en le découvrant fin 1903, l'endroit où Paul Gauguin termina ses jours sur l'île d'Hiva-Oa. En explorant la haute case marquisienne du peintre et son atelier, il s'abandonne à une réflexion lucide et sombre sur le sort des Maoris au milieu desquels le sauvage Gauguin a décidé un jour de réinventer son art.

"De l'eau bruit partout, crève sur la montagne, détrempe le sol, serpente en rivières au lit de galets ronds. Tout vit, tout surgit, dans la tiédeur parfumée des étés à peine nuancés de sécheresse, tout : hormis la race des hommes. Car ils agonisent, ils meurent les pâles Marquisiens élancés. Sans regrets, sans plaintes, ni récris, ils s'acheminent vers l'épuisement prochain."

« Pensers Païens », est un dialogue noué entre un maori - le Païen - et un européen - l'homme au Bon-Parler - autour d'une réflexion à la beauté étrange et mélancolique sur les désastres des missions évangélisatrices amenées par la colonisation. Ecrit à Brest en février 1906, avant même que "Les Immémoriaux", commencés en 1905 à son retour en France, ne soient achevés. Il espère alors en faire une suite qu'il voudrait appeler « le Maître du Jouir », en référence au fronton sculpté par Gauguin en bas-relief, à l'entrée du faré de Hiva-Oa (pied de nez aux missionnaires). "Pensers Païens" serait la préface à cette suite.

Dans un courrier à Georges Daniel de Monfreid du 24 mars 1907 Victor Ségalen développe en effet ce projet d'écrire "Le Maître du jouir" (une suite aux Immémoriaux), qu'une étude sur la musique Maorie envoyée à Debussy, lui a inspiré et dont la dédicace serait "Aux Maoris des temps qui ne viendront pas - En hommage à Paul Gauguin, mort aussi."

"La Marche du feu : incantation - sortilège Maori" un texte peut-être plus hermétique car faisant référence à la cosmogonie Maorie est une nouvelle restée inédite.

"Maquette pour un avant-propos" est écrit à Pékin beaucoup plus tard, en novembre 1913, et devait accompagner l'avant-propos de l'édition en fac-similé (dépouillée des ajouts littéraires augmentant une précédente édition désavouée par Gauguin) du manuscrit illustré "Noa-Noa" de Paul Gauguin, tel que retrouvé à Hiva-Oa. La guerre interrompt momentanément ce projet, mais pas celui de la publication, en 1916, de l'entière correspondance échangée entre le peintre et Georges Daniel de Monfreid, et qu'une fois encore Victor Ségalen préfacera en évoquant de manière vibrante la vie de Paul Gauguin : "Hommage à Gauguin" qui vient clore ce livre en cinq chapitres dans une vision très pénétrante de l'artiste et de son oeuvre et reste sans doute la relation incontournable la plus juste qui ait jamais été donnée des derniers mois de la vie du peintre.

Précieux pour les amis de tous les arts et des voyages en terres lointaines, pour les adeptes du grand large au sens le plus général, ce livre est une très belle initiation aux mystères des civilisations du Pacifique et permet aussi d'aborder plus facilement la lecture des Immémoriaux.
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