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Critique de RogerRaynal


J'avais dernièrement lu un roman (jardin de printemps) que je n'avais guère apprécié, aussi me suis je décidé à vous présenter un authentique chef-d'oeuvre, dont beaucoup d'entre vous auront, sans doute, entendu parler.

Ce livre m'a initié à la littérature japonaise. Il m'a étreint le coeur, caressé l'âme, et j'ose espérer qu'il en sera de même pour ceux qui le découvriront. Il est souvent considéré, et à juste titre selon moi, comme un des sommets de la littérature mondiale.

Il y a près de mille ans, à l'époque Heian, le Japon vivait une époque de paix et de prospérité où l'on cultivait, chez les officiels, la littérature et la poésie. C'était une époque très particulière, où les généraux féroces et les administrateurs hauts placés se disputaient lors de concours de parfums ou de poèmes. À la cour de l'empereur vivait alors une jeune femme, dame de compagnie de l'impératrice, que l'on désignait par son clan, Sei, et par son rang, Shonagon, soit « conseiller d'État de rang inférieur ». Elle était issue d'une famille de lettrés, maitrisait la poésie chinoise classique et les différentes formes littéraires en usage à la cour. La légende (et Sei elle-même) raconte qu'un jour, elle croisa un conseiller qui portait une épaisse rame de papier précieux dont il ne savait que faire. Lui demandant ce qu'elle en ferait s'il la lui donnait, la jeune femme lui répondit qu'elle s'en ferait un oreiller où viendraient s'écrire ses rêves et ses pensées. C'est ainsi que commença la rédaction des « notes sur l'oreiller », autre dénomination de ce recueil. 

On trouve dans ce livre près de trois cents notes, poèmes, énumérations, selon la saison ou les préoccupations, les joies ou les peines de coeur de la jeune femme. Y sont détaillés les aubes et les crépuscules, les jeunes hommes de la cour, les amis et les amants, les jeux de la mode et de la séduction. On y apprend aussi quelques anecdotes, parfois féroces, sur la vie à la cour. Sei s'y donne souvent le beau rôle, même si l'on comprend, à demi-mot, que cette femme de caractère ne manquait ni d'admirateurs, ni de concurrentes, comme une autre géante de la littérature vivant au même endroit, dame Murasaki Shikibu, autrice du monumental « Dit du Gengi », dont je vous entretiendrai lorsque j'aurai six mois de libres pour le lire…

Ce qui surprend dans les notes sur l'oreiller, c'est, malgré la distance culturelle et temporelle, la fraicheur et la délicatesse parfois infinie de ce texte. Certaines pages pourraient avoir été écrites hier matin par une jeune fille sensible, à son réveil. Certes, certains termes méritent parfois d'être explicités, des notes de bas de page sont parfois indispensables, mais cela n'entrave pas la poésie de ces « zuihitsu » (écrits au fil du pinceau) qui se font course et concurrence sans qu'il n'existe de rapports entre eux. On passera ainsi sans transition aucune des « sujets de poésie » aux « fleurs des herbes » , des « sources chaudes » aux « choses que l'on entend parfois avec plus d'émotion qu'à l'ordinaire » et des « landes » aux « formules magiques », en passant par les « choses qui sont les plus belles du monde » et celles « qui sont à propos dans une maison ». 

Toutes ces notes, ces descriptions, ces listes poétiques, sont l'équivalent littéraire d'instantanés que l'on aurait photographiés à l'époque, de choses vues, de fragments de vie depuis longtemps disparus, mais qui nous émeuvent encore puissamment par leur riche pouvoir évocateur.

Ainsi débutent les notes de chevet : « Au printemps, c'est l'aurore que je préfère. La cime des monts devient peu à peu distincte et s'éclaire faiblement. Des nuages violacés s'allongent en minces trainées. En été, c'est la nuit. J'admire, naturellement, le clair de lune ; mais j'aime aussi l'obscurité où volent en se croisant les lucioles… »

J'ai la chance d'avoir découvert les notes de chevet dans une édition d'art publiée par Citadelles & Mazenod, richement illustrée d'oeuvres d'Hokusai. 

Pour toutes les versions françaises, la traduction, d'une qualité et d'une érudition qui a rendu, depuis 1966, toute réinterprétation superflue, est d'André Beaujard, un des deux piliers, avec René Sieffert, de la culture littéraire japonaise en France. Il existe toutefois des éditions bien moins onéreuses, et comme ce texte fondateur fait partie du domaine public, il est gratuitement disponible sous forme électronique.

Il n'existe donc aucune excuse pour échapper à cette délicate langueur, à cet exquis enchantement qui vous saisira si, comme moi, au bruissement des mots et des pages, vous vous retrouvez transporté dans un ailleurs résonnant du bruissement charmeur d'une voix féminine et lettrée vous contant ses souvenirs, ses goûts et ses rêves avec une maitrise qui vous étourdira et vous donnera à entendre, par delà une dizaine de siècles, ce que les Japonais nomment le chant du Yamato, « qui a pour racines le coeur de l'Homme et pour feuilles des milliers de paroles »…

Lien : https://litteraturedusoleill..
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