Les premières planches de cette bande dessinée s'ouvrent sur le bleu d'un océan, un bleu qui suit l'agitation des vagues venant cogner contre le flanc du transatlantique norvégien S.S. Bergensfjörd, réquisitionné par le gouvernement des États-Unis d'Amérique et affecté au transport des troupes. Nous sommes le 15 décembre 1944, sur la partie septentrionale de l'Océan Atlantique...
Bleu comme la mer à l'infini. On pourrait aussi parler de peur bleue, tout le monde sur ce navire a peur, de jeunes soldats jouent aux dés, pensent aux filles, boivent beaucoup pour oublier cette peur qui les tenaille quelques jours avant de débarquer sur le sol italien et libérer le pays au côté des autres troupes alliées. Un de ces jeunes soldats regarde le coeur serré l'horizon avec autant de nostalgie que d'appréhension.
Flash-back, nous voici aux pages suivantes dans un bleu plus transparent, plus calme, plus nonchalant. Nous sommes sous le ciel bleu de Trieste, c'est l'été 1938 et la légèreté d'une fin de vacances nous cueille avec joie. C'est le décor d'une plage, les baignades, les rires, une tranche d'insouciance qui s'étale jusqu'à la prochaine rentrée scolaire.
Trois cousins, Andrea, Martino et Cati évoquent déjà cette rentrée, leurs projets respectifs, tandis que brusquement la radio nationale vient poser son couperet sur ce bonheur qui ne demandait rien à personne...
«À dater du jour du 15 octobre 1938, Victor Emmanuel III, par la grâce de Dieu et par la volonté de la nation, roi d'Italie, empereur d'Éthiopie, ayant entendu le Conseil des ministres, décrète que tous les enseignants de race juive seront suspendus de leur service, et ne pourront être inscrits les élèves de race juive.
Sont considérées comme de race juive les personnes nées de parents tous deux de race juive, quand bien même elles professeraient une autre religion que la religion juive…»
C'est l'effarement car Andrea, Martino et Cati sont juifs.
Même lorsqu'ils ressemblent à de grotesques et pitoyables marionnettes, les dictateurs ont cette capacité à être portés par des foules aveugles et admiratives... Comment ne pas être touché par cette planche saisissante d'émotion où l'on voit Andrea s'éloigner de cette foule en transe criant « Duce ! Duce ! Duce ! », faire un pas de côté, tournant le dos à ce magma de bêtise humaine capable d'idolâtrer un fou sanguinaire ? Les temps ont-ils changé ? A-t-on tiré les leçons des tragédies de l'Histoire, des pantins ubuesques mais pouvant détruire en un seul clic la planète tout entière, veulent continuer de tirer les ficelles, façonner un récit historique qui leur ressemble ?
Nous allons suivre plus particulièrement l'itinéraire d'
Andrea Goldstein forcé de quitter Trieste pour New York où de ses tantes peut l'héberger. C'est une ville presque normale qui l'attend là-bas, tandis que de l'autre côté de l'océan bleu, le monde bascule dans l'horreur de l'une des pires barbaries humaines et reviennent comme le ressac de la mer les fantômes du passé.
À travers le destin de ces jeunes gens à peine sortis de l'adolescence,
Andrea Serio nous peint et dépeint dans des nuances subtiles de bleu les variations de la vie capable d'osciller de la douceur éphémère aux horreurs innommables de cette époque tragique.
Est-ce l'élégance du coup de crayon d'
Andrea Serio, les tons pastels qui s'immergent avec harmonie ? Est-ce la pudeur des situations, des planches presque muettes au silence assourdissant digne d'un tableau d'
Edward Hopper, tandis que les personnages fragiles et fracassés de douleur vont vers un destin inéluctable? Est-ce le bruit d'une autre guerre à nos portes ? J'ai été touché en plein coeur.
Bleu comme la nuit... La nuit de la bête immonde, toujours recommencée...
Rhapsodie en bleu, avec un tel titre, comment ne pas songer un seul instant à cette oeuvre majeure et envoûtante de Georges Gershwin ?
Rhapsodie en bleu est l'adaptation libre du roman de Silvia Cuttin, Ci sarebbe bastato, encore inédit en France, qui s'est inspirée de l'histoire douloureuse de sa famille pour écrire ce récit.
Refermant le rideau bleu de cet album, je reste longtemps encore habité par la puissance de la douceur qui se dégage de cette histoire.