Khomeiny, Sade et moi

Toutes les femmes ont des super-pouvoirs ? Mais alors quoi, pourquoi acceptent-elles de cacher si docilement leurs pouvoirs sous le voile ? Si cette question m’a taraudée toute ma vie, je ne l’ai résolue en partie que plus tard, à Paris, alors que le « problème du voile » déchirait la société et la classe politique.

Les dictatures se maintiennent dès la crèche. Et le rire, franc, contagieux, libérateur, est toujours le premier des ennemis. Les dictatures n’aiment rien de mieux que le murmure, les rues désertes et les cours d’école en sourdine. C’était une école avec du savoir expurgé et des silences imposés, des notes de « moralité » et des appels à remercier « le vieux en noir & blanc » de nous avoir sauvés de l’enfer.

Le carcan n’était pas seulement à l’école, il était dans la rue, sur l’écran de télévision, dans les conversations des adultes. Il ne suffisait pas d’ouvrir les fenêtres des salles de classe pour respirer. L’air était tout aussi malsain à l’extérieur.

C’est plus facile un garçon, il y a moins de restrictions à lui inculquer et moins de principes à lui répéter. Une fille, c’est une victime dès qu’elle naît. Il faudra la protéger toute sa vie. Lui apprendre la mesure, penser à la marier dès son plus jeune âge. Surtout, il faudra bien lui dire à quelle vie de merde, comme celle de sa mère et de sa grand-mère, elle est vouée. En espérant qu’elle reste dans le rang. Qu’elle soit cultivée d’accord, qu’elle ait vécu à l’étranger d’accord, mais qu’elle ne s’amuse pas à appliquer à sa vie ce qu’elle a appris dans les livres et dans les villes d’étrangers ! Ne goûte pas à la liberté, elle aura mauvais goût, de retour à la maison.

Entre l’espoir qui ne se décline qu’au masculin et la beauté qui est le seul passeport vers le bonheur lorsqu’on naît femme. Elle s’est fait briser émotionnellement et a passé le reste de sa vie à tenter de se faire aimer sans jamais croire que cela puisse être possible.

La peur du regard de l’autre est un traumatisme intérieur qui vous emprisonne. Pour se défendre, il faut s’en prendre à une autre, à une qui est plus visible, dont l’attitude est plus ostentatoire. Une qui pourrait faire office de bouc émissaire, la fameuse pute.

Lors d’études cliniques, des femmes contraintes d’avoir porté le voile rapportent le fantasme d’être possédées par un œil puissant. Un œil qui leur colle à la peau ou qui les traverse. Un œil qui voit sans être vu. L’œil qui les emprisonne et qu’elles ne peuvent combattre car il est invisible. Cette obsession de la ’awra est si fortement présente dans les sociétés orientales, qu’elle est devenue son ADN. La ’awra, c’est la plaie de l’Orient. Il n’est pas seulement le regard qu’il faut détourner de la séduction du corps. Il n’est pas seulement ce qui doit être couvert aux regards de ceux qui ne sont ni une femme musulmane, ni un père, ni un frère, ni un époux, ni un fils. La ’awra, c’est une série de codes sociaux et de règles humaines qui empêchent absolument l’intimité et la sincérité.

La vérité se dit à voix haute et le mensonge se murmure.

Il fallait tenir bien fort le voile au-dessus de nos têtes. Comme il fallait brûler un encens spécifique contre le mauvais œil dès qu’une bonne nouvelle était fêtée, quand la famille se réunissait, lors des naissances et des mariages. Le mauvais œil – l’œil de l’envie, l’œil de la méchanceté – était partout et il fallait s’en prémunir tout le temps. Le combat contre l’œil était permanent.

Lorsque Atatürk ou Bourguiba voulurent marquer une rupture avec le passé et moderniser et séculariser le pouvoir, ils décidèrent d’ôter le voile aux femmes. Atatürk l’a interdit tout simplement et Bourguiba joignit le geste à la parole en le retirant aux femmes qu’il croisait lors de ses bains de foule. Ce qu’ils voulaient, c’était faire entrer les femmes dans l’espace public, c’était permettre la mixité qui est indissociable de la modernité.