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Critique de Erik35


CROISSEZ ET MULTIPLIEZ ET REMPLISSEZ LES MONADES ! (OU CHUTEZ)

Projetons violemment notre univers terrestre quelques deux siècles et demi plus loin. En 2381, pour être parfaitement précis. Il n'est désormais plus question d'urbanisme anarchique de nos villes-champignons. Il ne s'agit plus de problèmes cruciaux de guerres, de luttes économiques, politiques, impérialistes entre état. Il ne s'agit plus guère de savoir comment parvenir au bonheur pour tous et pour chacun. Il ne s'agit même plus de savoir comment réguler l'ensemble de la population mondiale afin de la faire tenir sur une planète décidément trop petite et aux contours assurément définitifs. Non ! Tout cela, c'était des problèmes "pré-urbmonadiaux" tels qu'ils s'en trouvaient, de manière aussi exaspérante qu'irrésolue, dans les siècles précédents, et surtout au long de ce XXème siècle plein de toutes ces angoisses et de son chaos chronique, sans espoir.

Désormais domine, pour le bien de tous et son bonheur universel : La MONADE. Et pas n'importe laquelle : la MONADE URBAINE.

Qu'en est-il exactement de ce qui, chez les grecs pythagoriciens, représente cette unité métaphysique parfaite ou, chez les néoplatoniciens chrétiens est en quelque sorte dieu le père soi-même, son propre roi et son ultime unité ? Plus tardivement, c'est encore le célèbre mathématicien et philosophe Gottfried Wilhelm Leibniz qui développera le plus cette idée, la monadologie, selon laquelle, pour résumer très vite, tout être est soit une monade soit un composé de monades. Qu'en déduire, alors, de ces fameuses monades urbaines ? Qu'elles sont des unités parfaites composées, chacune, d'un peu plus de huit cent mille individus vivant dans ces tours gigantesques, dignes de Babel (mais d'une seule langue), se projetant vers le ciel à une hauteur de trois kilomètres, larges à leur base, légèrement profilées et pointues plus l'on se rapproche du sommet ; qu'elles sont composées de "villages" de trente à quarante mille de ces animalcules humains, villages re-nommés selon des noms aujourd'hui disparus de villes anciennement étales, horizontales et non verticales comme c'est désormais le cas ; que chacun de ces "villages" est composé d'une population relativement homogène, qui d'agent de maintenance, qui d'ouvriers manufacturiers, qui de petits fonctionnaires, qui d'artistes, qui encore d'intellectuels et de chercheurs ou, vers les cimes, d'administrateurs de premier plan ; que tout ce monde là vit (survit ?), «Dieu soit loué, Dieu soit loué !» avec onction dans la bienheureuse indolence de qui ne connait jamais le moindre vrai conflit, l'égoïsme de notre époque ayant été purement et simplement banni de ce monde vertical, de même que la multiplicité des religions (il n'y en a plus qu'une, mais qui n'est pas excessivement dominatrice), des langages, des idéaux, etc. Comment ? C'est fort simple : il n'y a plus de tabou : plus de pudeur, plus le moindre sens de la propriété, tout appartient plus ou moins à tous, y compris les êtres, on se marie encore, mais cela relève plus de la prescription pratique et administrative permettant à tout un chacun de croître et de multiplier au sein d'une famille nucléaire, puisque hommes et femmes se fécondent les uns les autres sans autre forme de procès, qu'il est de bon ton qu'à la nuit tombée, ces messieurs pénètrent la couche des femmes, connues d'eux ou parfaitement inconnues - le mari fut-il présent- ; que l'homosexualité, ou plus exactement la bisexualité n'y sont pas le moins du monde découragés, sauf qu'il faut, tôt ou tard, procréer, qu'aucun appartement n'étant jamais verrouillé . de toute manière, qu'y aurait-il à voler puisque tout le monde possède plus ou moins les mêmes choses, pourvu que l'on demeure dans sa strate socio-urbanistique.

Ainsi, l'on baise beaucoup dans Les Monades urbaines - que les yeux chastes se rassurent, l'ouvrage n'est en rien un livre érotique ni pornographique. On y trouve bien, de loin en loin, quelques moments un peu plus "torrides", mais dans l'ensemble les scènes de copulation brièvement décrites y ressemblent à ce que peuvent être des scènes d'amour sans la moindre forme de sentiment, de purs besoins physiologiques à assouvir : des actes parfaitement mécaniques et relativement répétitifs -. Mieux, on "défonce" et se défonce (certaines substances hallucinogènes - de type LSD, époque de rédaction de ce livre oblige - y sont en effet sont parfaitement légales) en permanence, dès que les individus sont nubiles : neuf ans pour les plus précoces, onze à treize en moyenne, et dans cette société où n'existe aucune forme de contraceptif, où la simple idée de pouvoir contrôler les naissance est conçue comme une idée déviante, abominable et illégale, le problème de la surpopulation ayant été réglé par la verticalité, la famille (très) nombreuse y est une sorte de bénédiction.

Robert Silverberg, dont c'est là, assurément le plus connu et, très probablement le meilleur des ouvrages, va ainsi développer son utopie, chapitres après chapitres, en nous présentant quelques uns de ses membres : un "sociocomputeur" nommé Charles Mattern, un jeune couple destiné à voyager - horreur ! - vers une monade nouvellement créée, la monade 116 où se déroule l'action étant sur le point d'atteindre ses limites en population ; on suit quelques temps un artiste, Dillon Chrimes, joueur de vibrastar génial et heureux de son existence ; on va croiser deux beaux-frères, Jason, historien sans grande ambition, spécialiste de l'histoire du XXème siècle et Micael, frère jumeau de l'épouse du précédent (prénommée Micaela), électronicien adorateur des films de ces époques englouties étudiées par Jason, et qui rêve d'ailleurs ; on va suivre, enfin, Siegmund Kluver, une sorte de citoyen modèle, encore jeune (une quinzaine d'années), mais à l'ambition aussi dévorante que son intelligence est brillante et qui rêve d'atteindre le niveau suprême de la Monade 116, la fameuse Louisville, le lieux où vivent et agissent les mystérieux "administrateurs" de cet ensemble colossal. Peu à peu, le miroir aux alouettes va se fendiller pour carrément se briser concernant certains des personnages centraux de ce roman polyphonique à la narration extérieure volontairement froide - un peu comme si Silverberg nous présentait un genre de documentaire du quotidien, suivant une logique propre, essayant d'illustrer des parcours différents, mais liés, de cette fameuse monade 116 -. cela peut surprendre, c'est en tout les cas très intelligent car entre les lignes, à travers ces portraits tout autant que les nombreuses digressions pratiquées par ce même narrateur ou par les acteurs involontaires de ce drame à l'occasion de leurs échanges, se met en place un univers clos d'une grande solidité narrative et hypothétique. .

Peu à peu se dresse ainsi cette tentative d'utopie réelle - où une lecture en surface semblera n'avérer finalement qu'un pur cauchemar mais c'est pourtant loin d'être aussi simple -, sans le didactisme souvent ennuyeux des exercices sociologiques ou philosophiques de ce genre, rapprochant ainsi Les Monades urbaines d'une autre mieux connue, le Meilleur des mondes de Haldous Huxley.
Mais à travers l'utopie filtre le soupçon d'un monde totalitaire - d'un totalitarisme d'ailleurs sans véritable chef, plutôt une hydre méritocratique et fortement administrative. A aucun moment Robert Silverberg n'évoque un chef ni même un pouvoir strictement établi, connaissable et reconnaissable, mais plutôt une espèce d'aristocratie de l'intelligence, largement secondée par l'informatique. Nous en saurons encore moins sur le pouvoir qui chapeaute ces rassemblement de monades sous forme de villes verticales dans lesquelles personne ou presque n'a de contact physique direct avec ses voisins. La seule chose que l'on sache de leurs rapports c'est que les monades se livrent des concours entre elles à qui aura le plus grand nombre de naissance à l'année... - à travers ce filtre, donc, on comprend que certains parmi ces centaines de milliers d'individus, parqués comme dans des sortes de gigantesques termitières, pètent littéralement les plombs. Tel va essayer de trancher sa petite famille au couteau de cuisine, tel autre va tenir des propos "asociaux", clamant sa haine des enfants, désirant à corps et à cris sortir, devenant égoïste, jaloux, barbare selon les critères imposés par ce nouveau fonctionnement social, les coutumes et les lois. Ainsi existe-t-il ces fameux (et honteux pour leurs proches) "anomo". Robert Silverberg, en bon professionnel de l'écriture, s'est inspiré d'un terme fondamental de la sociologie d'un des pères-fondateur de celle-ci, le français Emile Durkheim : l'anomie, qui est une sorte de "mal de l'infini" d'un être humain qui ne sait plus borner ses désirs au sein d'une société donnée. Celle-ci peut, très souvent, aboutir au suicide ou aux dérèglements asociaux. le monde des monades a ainsi saisi toute l'importance et la gravité de ces comportements déviants et n'applique, généralement, qu'une sentence à ses manifestations les plus visibles : la "chute" ! Autrement dit, une condamnation à mort via une descente vers les tréfonds de ces immenses villes gratte-ciels où les corps seront immédiatement recyclés en... combustible ! Car rien ne peut se perdre dans une telle économie quasi autarcique dans laquelle seuls les produits de bouche viennent de petites communautés agricoles extérieures et tenues très précautionneusement à l'écart de tout contact monadique (il y aurait d'ailleurs encore long à conter sur l'entrevue de ce monde, pour le coup, parfaitement horizontal et, tout aussi volontairement, dépeuplé des campagnes de cet avenir terrible. Silverberg y consacre un des chapitres les plus étranges et déprimant de son ensemble littéraire).

Ce texte d'un peu plus de trois cent pages est absolument foisonnant. Mieux (ou pire, selon le point de vue), il pose autant de question à son lecteur qu'il semble vouloir en résoudre. On se rend compte par exemple très vite que la population décrite dans l'ouvrage est jeune, très jeune, incroyablement jeune. Que si l'on veut bien admettre que l'humanité en boite est d'une maturité et d'une précocité invraisemblable (la plupart des personnages sont parents à onze ans, ont déjà une activité professionnelle à treize, sont d'une vitalité sexuelle incroyable, semblent littéralement brûler leur existence par tous les moyens), cela explique pourtant mal la rareté des portraits de femmes ou d'homme ayant la vingtaine, du nombre presque nul de ceux ayant passé les trente ans, et du trou abyssal dans la pyramide des ages de ceux ayant entre quarante et soixante ans. Il n'y a que chez ces espèces d'archontes des derniers étages que l'on croise quelques soixantenaires. Et encore semblent-il être des exceptions. Ceux entre deux âges ont-ils donc tous fini par chuter...?

A y bien réfléchir, on se sent aussi parfois gêné de voir cette société du plaisir hédoniste immédiat, de l'uniformité presque obligatoire, de l'interdiction du moindre désir égoïste, etc, se profiler sous nos yeux, le tout dans un modèle urbain vertical et pyramidal dans lequel l'individu en tant qu'être n'a que peu d'importance, sinon en tant qu'il est un des micro-éléments de cette fameuse monade, cette supposée perfection. Bien sur, ce n'est pas (encore) le portrait de notre monde. Bien entendu, les problématiques de surpopulations de l'époque de rédaction de ce livre se posaient autrement qu'aujourd'hui, et sans doute de manière alors bien plus angoissante. Il n'empêche que cette société d'individus se situant entre la fourmi laborieuse et le singe bonobo - qui est connu pour désamorcer les prémices de conflits sociaux par l'accomplissement d'actes sexuels non reproductifs - ne semble ni tout à fait impossible, ni forcément si lointaine de certains voeux, sans doute pas ainsi exprimés, émis par tous ceux rêvant d'un monde sans guerre, sans conflit, sans haine, sans disparités sociales trop fortes (c'est d'ailleurs un échec dans le monde décrit ici, un phénomène de caste y étant très pesant et presque irréductible), et il est évident que nous sommes beaucoup à idéaliser un tel monde. Cependant, cette société telle qu'imaginée avec intelligence et un grand sens du détail fortuit, indirect, par Robert Silverberg donne surtout le sentiment d'être un genre d'enfer climatisé où toute vraie liberté est niée, à l'exception de celle de copuler avec qui bon vous semble (et bien que l'auteur demeure victime des préjugés de son temps, que c'est ainsi l'homme qui se déplace d'appartement en appartement et pro/pose l'acte, tandis que la femme est socialement et légalement obligée d'accepter le rapport, sauf à être déjà occupée... C'est un "détail" sur lequel il y aurait beaucoup à redire, mais il est à parier que l'auteur n'avait alors qu'assez peu conscience de l'aspect phallocrate de cet aspect de son roman. A moins qu'il lui ait semblé que ce fut là le seul moyen de maintenir un genre d'équilibre entre les sexes ? La question est difficile à trancher).

Le comble, malgré ce que cette chronique interminable (sic !) peut donner comme sentiment de l'oeuvre... c'est que ce roman qui se lit comme un rien, qu'on y suit, agréablement mais sans toujours comprendre immédiatement les enchaînements, tous ces acteurs d'une grande diversité, chaque chapitre étant très indépendant du suivant un peu comme s'il s'agissait, de manière très trompeuse, d'une succession de nouvelles (rappelons que l'auteur en rédigea des centaines). Qui peut même souvent sembler facile, évident. Qui s'avère d'une richesse jamais totalement confondue. C'est très certainement la marque des très grands textes et Les Monades urbaines la possède indubitablement, se classant de fait parmi le peloton de têtes, si l'on peut dire, des grands romans dystopiques du XXème siècle récemment écoulé.
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