AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Woland


D'un côté, les hasards de la création l'ont voulu ainsi, la fresque en majesté du binôme "45° à l'Ombre" et "Le Testament Donadieu", avec sa puissance qui vous prend à la gorge et aux tripes, l'assurance d'une cruauté bourgeoise qui ne se laisse pas oublier un seul instant et l'histoire d'une dynastie d'armateurs qui coule peu à peu par le fond, entraînant un maillon puis un autre maillon de la superbe chaîne familiale, le tout présenté, observé, minutieusement détaillé à travers une sorte de kaléidoscope spatio-temporel que le récit autorise en recourant à une recomposition chronologique des plus simples (en apparence). Dans "45° à l'Ombre", nous savons que pas mal de tempêtes ont déjà assailli la personne, aimable et toujours à l'écoute de l'Autre, du Dr Oscar Donadieu. Au milieu de la cacophonie qui s'élève de cette "Croisière se déchire" qu'est en fait "45 Degrés ...", les pieds bien plantés sur le pont de "L'Aquitaine", Simenon évoque en parallèle les hurlements et les coups de vent pleins de rage jaillis d'un passé qui est encore loin d'être canonique Peu à peu, le lecteur comprend que, sans ce passé qui chemine, la queue perpétuellement basse mais le regard toujours à l'affût d'un mauvais coup à faire, Donadieu ne serait pas là, sur "L'Aquitaine", à tenter de soulager les souffrances physiques, et encore plus morales, des passagers des trois classes - la troisième existait encore à l'époque. La clef de l'ouvrage se situe dans "Le Testament Donadieu", l'un des romans les plus balzacien de son auteur, et qui fait défiler sous nos yeux des personnages bien plus jeunes - qui pourrait ainsi deviner que le futur médecin était surnommé "Kiki" quand il avait quinze ans ? que cet homme posé, sûr de lui, cet hybride surprenant entre le bourgeois arrivé et l'anarchiste qu'on n'appelle pas encore écologiste mais qui ne rêve que de courir les mers, a fui sa famille corsetée et bordelaise pour ne pas se rendre complice d'un mode de vie fondé sur le Mensonge, le Regard-qui-se-détourne et le Murmure-que-l'on-tait pour préserver à jamais son statut social et les privilèges mondains et financiers qui vont avec ? D'où l'occasion, pour un Simenon en très grande forme, de nous donner sa version, bien particulière, d'un "Roméo & Juliette" soigneusement passé et repassé au noir et au glauque les plus attractifs bien que fort désespérants ...

Dans l'envol des pages de ces deux romans, on perçoit le "han" du bûcheron qui taille, tranche, abat, construit dans le grandiose, avec l'obsession de l'immortalité.

Tout le contraire de "L'Assassin", lequel, parmi son titre alléchant, est, à ce que je m'entêterai toujours à appeler la "Fresque Donadieu", un vrai petit chef-d'oeuvre de miniaturisation raffinée, débordant de délicatesse et de finesse et tout ça sur un fond lui aussi délicieusement glauque. Mais ici, on assassine en douceur - et l'on peut rester à rêvasser une ou deux minutes sur le fait que, dans cette affaire, l'assassin est un disciple d'Hippocrate ... L'épouse qui trahit, l'amant qu'elle se prend, les deux y passent. Avec méthode, dans un esprit qu'on ne serait pas loin de qualifier de "scientifique." Car notre "Assassin", le Dr Hans Kupérus, qui partage avec son confrère des deux romans précédents le désir de fuir, de laisser tomber une vie guindée qui ne lui plaît plus - en admettant qu'il ait jamais suivi cette voie, paisible et rectiligne, avec l'enthousiasme qu'il eût apporté à devenir un grand chercheur ou un héros de ce genre - pour exister enfin par lui-même en s'affirmant, tant socialement que sexuellement et sentimentalement dans la ville où il exerce.

Donadieu, qui n'a jamais transigé, a réussi, nous le savons. Kupérus, lui, malgré tous ses efforts (et son plan est habile) restera en rade. Pis : il deviendra proie à son tour, ne devant sa survie qu'à Neel, la servante avec laquelle il s'est remarié et qui, en dépit des pressions de son amant, Karl Vorberg, se refuse à l'empoisonner. le prix à payer : tout le monde sait qu'il est responsable de la mort de sa première épouse mais il s'y est si bien pris qu'il n'y aura jamais ni preuve, ni témoin pour le prendre en défaut. Alors, incapable de le punir légalement, les notables locaux s'arrangent pour lui créer une sorte de cellule virtuelle : on le voit, on le salue, on change de conversation quand il arrive, on lui retire insensiblement l'accès aux parties de cartes ou de billard du bistrot où il avait ses habitudes, on méprise officiellement la pauvre Neel, tenue pour complice : bref, même s'il vit bien en Métropole, on le traite et on le traitera jusqu'à sa mort comme l'un de ces parias dont Simenon nous a déjà brossé un portrait aigu et comme englué à la fois de noir et de rouille (comme dans "Le Coup de Lune" par exemple).

Les habitués de l'auteur distinguent pratiquement tout de suite la différence. le trait est ici plus mesuré, on peut avoir l'impression, à certains moments, d'être tombé dans un Simenon mineur et puis, quand on ferme le livre, on demeure pétrifié devant l'adresse exceptionnelle avec laquelle le romancier liégeois est parvenu à retranscrire toute la noire et pour ainsi dire diabolique puissance de certains registres de son écriture, registres qui, en principe, réclament de la place et aiment à s'étaler dans le sang et le malheur comme le ferait une pièce élizabéthaine , dans ce qui, au premier regard d'un lecteur par trop distrait, passerait facilement pour l'une de ces boules de verre-souvenirs qu'il suffit de mettre tête-bêche pour faire couler pluie ou neige ...

Lisez "L'Assassin" : c'est la meilleure façon de mieux comprendre ce que j'ai cherché à dire ici. Bonne lecture ! ;o)
Commenter  J’apprécie          50



Ont apprécié cette critique (5)voir plus




{* *}